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René SERVOISE

STENDHAL ET L'EUROPE

Catalogue de l'exposition. Bibliothèque Nationale 1983

PRÉFACE

Combien de Français, engagés pour suivre la carrière des armes, se sont retrouvés écrivains ! Parmi les plus illustres, ce cavalier qui partit d'un si bon pas, René ; ce marquis-capitaine d'infanterie, Vauvenargues ; ce général, conquérant ses étoiles au Caucase, Xavier de Maistre ; ce garde du corps, Maine de Biran ; ce mousquetaire rouge, qui a toujours devant ses yeux une épée nue, Alfred de Vigny ; cet artilleur, enfin, P.L. Courier, chef d'escadron en Italie. Une fois revenus du théâtre des opérations extérieures, les voici cantonnés à leurs quartiers d'hiver, la France.

Tenant «la plume d'une main et l'épée de l'autre», Stendhal appartient à leur cohorte. Mais à une différence près : une fois l'Europe parcourue, il refuse de rentrer. Plus intelligent, cultivé et surtout plus sensible que la majorité des jeunes Français poussés çà et là par le balai de la guerre, Henri Beyle est d'une autre espèce. Incapable de se soumettre à une discipline quelconque, il n'est pas arrivé en Italie qu'il découvre que, sous l'uniforme, il peut se livrer au tourisme - il emprunte le mot aux Britanniques -. Le voici, en service commandé, derrière Napoléon à Milan, Berlin, Vienne et Moscou. Les cercles s'élargissent : Grenoble, c'était la province, Paris, c'est la France. Le monde, ce seront les capitales. A l'époque, elles sont nombreuses en Europe. Pour Londres et Rome, il se passera de Napoléon (il faut bien, celui-ci jamais ne s'y rendit), et, s'il tient toujours la plume d'une main, Beyle a troqué l'épée contre un passeport.

La France y a perdu un colonel : «Je l'aurais été avec la puissante protection de M. le Comte Daru, mon cousin». Peut-être même un Général de Beyle, Comte d'Empire, dont le nom eut été inscrit sur l'Arc de Triomphe, et souligné, s'il eut été tué à l'ennemi. L'Europe y a gagné un écrivain. L'Europe ? oui, car ce singulier Français, s'interrogeant à cinquante ans pour savoir s'il avait dirigé le moins du monde sa vie, s'est caché délibérément derrière un masque allemand pour se présenter au public. Pour «Rome, Naples et Florence en 1817», par M. de Stendhal, officier de cavalerie, - ouvrage imprimé à compte d'auteur - Beyle choisit un pseudonyme aux sonorités étouffées, le nom de la petite ville natale de Winkelmann, Stendal, dans la Marche de Brandebourg, non loin de Brunswick, où il séjourne en 1807 et tombe amoureux de «cette âme du nord» la blonde Wilhelmine de Grisheim... «Tout ce qui me plait en Allemagne a toujours la figure de Minette». Beyle ajoute un H pour rendre compte de la prononciation allemande, où l'accent se porte sur la dernière syllabe et où la dentale s'accompagne d'une légère aspiration. Prononçons donc son nom, comme il le souhaitait : Standhal (et non Stendhal).

Son passeport pour Dieu ? Beyle le demande italien et compose son épitaphe milanaise dans ses testaments de 1836, 1837 et 1840 : Arrigo Beyle Milanese. C'est un hommage, une dernière politesse à l'égard de Milan. «Rien de plus doux, de plus aimable, de plus digne d'être aimées que les moeurs milanaises». A ses obsèques, outre Mérimée et le cousin Colomb, deux Européens: Alexandre Tourguenieff, et le peintre suisse Constantin. Dès 1832, il avait exprimé le voeu d'être enseveli à Rome, sous les cyprès du petit cimetière protestant, près de la pyramide de Cestius aux côtés de son ami Shelley. Enfin, en vue de son paradis imaginaire, il se prépare à «pouvoir soutenir un jour, dans les Champs-Elysées, la conversation avec Shakespeare, quel dio ignoto, Molière et les autres».

Pour ses lecteurs, un nom allemand. Pour l'éternité, un passeport italien. Pour compagnons de l'au-delà, deux Britanniques et un Franrais. Beyle mérite déjà un brevet d'européanisme. Sa vie (son enfance exceptée, il a vécu davantage hors de France) et ses oeuvres confirment sa qualité. Son invention la plus célèbre, la cristallisation, il va en chercher l'illustration dans une mine de sel en Autriche ; son roman le plus beau aux yeux de Balzac, Tolstoï, Henry James, Gide, Lampedusa, se déroule dans le duché de Parme, avec un héros né des amours d'un capitaine français et d'une marquise italienne.

 

UN TOURISTE SOUS L'UNIFORME

DANS L'EUROPE DE NAPOLEON

(ou les années d'apprentissage d'Henri Beyle : 1800-1814).

 

Au printemps 1800, un tout jeune homme - dix-sept ans d'âge, mais au physique et à la sensibilité d'une jeune fille de quatorze ans «ivre, fou de bonheur et de joie», descend par le Saint-Bernard vers l'Italie. Dans son porte-manteau, une bibliothèque d'une trentaine de volumes, et à ses côtés, un trop grand sabre. Par la bienveillance de son cousin Pierre Daru, le voici promu sous-lieutenant au 6e régiment de Dragons : habit vert aux revers écarlates, grand manteau blanc, casque doré à longue crinière noire. Il a immédiatement pris horreur de ses camarades, des culottes de peau et du «Métier grossier» dans lequel il a été jeté. Deux ans après, cet amateur démissionne. L'Italie, oui. L'armée, non. Et si, après un séjour parisien, il poursuit la découverte de l'Europe, c'est sous l'uniforme des riz-pain-sel. «A Wagram, en 1809, je n'étais pas militaire, mais au contraire, adjoint aux commissaires des guerres, place où mon cousin M. Daru m'avait mis pour me retirer du vice suivant le style de la famille». Cette fonction, honnie par les soldats, lui permet de suivre la Grande Armée, à un rang modeste. S'il prétend, ici et là, être en faveur auprès de Duroc, il n'approche pas du Maître, son aîné de quatorze ans. «Nap[oléon] ne parlait pas à des fous de mon espèce». 

L'Europe décrite par Beyle est une Europe impressionniste. Son journal, celui dun «curieux détaché à l'armée pour voir». Dilettante, il refuse de rien dire sur les événements politiques et militaires. Pourquoi ? Les érudits citent une note sur les feuillets du cahier de la campagne de Vienne en 1809 : «Par prudence, je n'écrirai rien 1°, sur les événements militaires ; 2° sur les relations politiques avec l'Allemagne et surtout la Prusse ; 3° sur les relations de Dominique avec le plus grand des hommes. Ceci n'est qu'un journal destiné à m'observer moi- même». Formule rejoignant ses Souvenirs d'Egotisme : «Ecrire autre chose que l'analyse du coeur humain m'ennuie».

En fait, Beyle n'a jamais été mêlé aux grands événements, ni fréquenté les états-majors civil et militaire de l'Empereur. Ses Mémoires n'auraient pu prétendre à l'intérêt des conversations en traineau entre Napoléon et Caulaincourt, des récits du général Philippe de Ségur et des Mémoires de tel autre proche du Maître. Trop perspicace pour entrer en compétition avec eux, Beyle se tient à un registre différent et y excelle. D'ailleurs, la politique ne l'intéresse nullement, ni les spéculations sur la philosophie de l'histoire.

Sans doute note-t-il l'entrevue d'Erfurt entre Napoléon et Goethe dans son journal, 14 octobre 1808. Qu'en retient- il ? «L'Empereur vient de parler avec lui de la littérature allemande ... ». Et Stendhal d'évoquer les conversations de Louis XIV sur la poésie avec Boileau, Molière et Racine. Nietzsche, citant la même rencontre entre Napoléon (pour lui, l'archétype du grand homme) et Goethe (l'homme suprême), discerne dans cet instant une des cimes de l'histoire, car ces deux hommes étaient capables de fonder ensemble l'Europe. Dans une formule, admirée par Nietzsche, Napoléon avait déclaré: «J'ai refermé le gouffre, débrouillé le chaos ; j'ai ennobli les peuples». De tels enthousiasmes ne figurent pas dans le portefeuille de l'adjoint aux commissaires des guerres. Pour lui, l'incendie de Moscou n'est qu'un spectacle. Beyle refuse d'être dupe. Il est trop lucide,a vu de près les lendemains des batailles, les bassesses et les rivalités des hommes pour conquérir la gloire, utitisée par Napoléon pour mieux les asservir. Napoléon Bonaparte reste pour lui, selon la formule de Madame de Staël : un condottiere. Bonaparte l'occupe d'ailleurs plus que Napoléon. Dans Bonaparte, il voit un modèle d'énergie, d'imagination et de volonté. L'immense Napoléon, le rénovateur de la société, l'organisateur d'un monde à la charnière du XVIIIe et du XIXI siècle, l'Empereur des Français, il le laisse à Balzac. Stendhal s'intéresse à Bonaparte, au triomphe sur soi-même; Balzac à Napoléon, à la victoire sur les autres.

Ses réflexions et notes, toutes personnelles, sur l'Autriche, la Pologne, l'Allemagne et la Russie, et plus encore sur leurs habitants, ils les accumule dans ses «magasins» - cahiers reliés en cuir vert - dont un certain nombre sont perdus durant son retour de Moscou à Paris en 1812 qui dure trois mois et demi. Comme le Président de Brosses, son modèle, il regarde les hommes vivre et partir à la chasse au bonheur.

Amateur, détaché, esthète, sa vie n'est pas liée à la fortune d'un homme, si prestigieux soit-il, et ses aveux sont sans détours. «Je tombai avec Nap[oléon] en avril 1814... Quant à moi, la chute me fit plaisir... Je vins en Italie».

 

CE PAYS

OU LES ORANGERS VIENNENT EN PLEINE TERRE

(ou l'Italie de la Sainte-Alliance: 1814-1841).

 

Durant ses années napoléoniennes, les incursions de Beyle, toutes volontaires, vers l'Italie, l'avaient confirmé dans ses préférences; et ses séjours, tous imposés, dans les pays du nord, dans son éloignement. A la veille de partir pour la Russie, il éprouve le besoin de s'éperonner : «Je reverrai ma chère Italie, c'est mon vrai pays». De Sagan, il sollicite l'intendance de Rome. A soixante lieues de Moscou, il se répète qu'il acquiert quelques droits «to my dear Italy». 

A l'époque, un autre voyageur suit un itinéraire parallèle au sien, mais dans l'Europe titrée, la baronne de Staël, allant en calèche, de cour en château, rendant visite aux grands de ce monde. Lui, Beyle, voyage plus inconfortablement et à un niveau modeste. La première invente la thématique nord et midi, l'opposition du protestantisme et du catholicisme dans ses romans et manifestes : Corinne ou l'Italie (1807) ; De l'Allemagne (1810). Elle est à la chasse aux grandes idées. Le second, ouvert aux arts, s'oriente vers celle des plaisirs. Germaine, c'est encore l'Europe du XVIIIe siècle, celle des Lumières ; Henri celle de la bourgeoisie ascendante, héritière de la Révolution et de l'Empire, annonçant l'Europe manufacturière et intellectuelle du XIXe siècle. Voici deux faces du cosmopolitisme européen. Beyle doit beaucoup à Madame de Staël. Il l'en remercie en critiquant son style. L'apostrophe du ministre de la Police Savary : «Votre ouvrage n'est point français» , Stendhal la répète à Madame de Staël. Il fait plus, il brise les coques helvétiques et s'approprie les noix, sans rien en dire.

Eclectique, Beyle va nuancer ses jugements sur l'Europe : le midi, il le choisit pour lui, mais sait reconnaitre que le destin du monde appartient au nord, et y délègue son héros le plus doué par les talents. Témoin ce raccourci:

«Le Marquis parut. Julien se hâta de lui annoncer son départ. - Pour où ? dit M. de La Môle.

- Pour le Languedoc.

- Non pas, s'il vous plait, vous êtes réservé à de plus hautes destinées, si vous partez, ce sera pour le Nord ... ». Tout est dit. 

Quant à lui, sans ambition réelle, il part pour le midi. Beyle a choisi d'être heureux et, pour ce faire, entend vivre dans un pays de lumière. Il est, décidément, toujours en avance sur son époque. 

Cette Italie, c'est le pays des ancêtres italiens qu'il lui a plu de s'inventer, mais c'est également un pays mythique, celui symbolisé par les orangers, arbres apparus très tôt dans la rêverie du petit montagnard, depuis ce jour où sa grand'tante, Elisabeth Gagnon, lui a révélé que son grand-père était né à Avignon, ville de Provence où venaient les orangers. «Il y a donc un pays où les orangers viennent en pleine terre. Quel pays de délices, pensais-je». Et, lorsque Beyle descend vers la plaine lombarde, c'est presque un retour au pays d'origine. Milan va être l'anti-Grenoble. Je hais Grenoble... j'aime Milan, révèlent ses Souvenirs d'égotisme, rédigés en douze jours, les plus spontanés de ses écrits intimes. Ces deux villes, Grenoble et Milan, l'une imposée, l'autre préférée, ce sont les deux pôles de son affectivité. Ce sont deux fixations, la négative et la positive, la française et l'européenne. 

A Milan, Beyle eut aimé s'installer et vivre, passer sa vieillesse et mourir. En attendant, il est heureux : «Mon Dieu, que j'ai bien fait de venir en Italie». Il y a la beauté du ciel et l'éclat des étoiles, la vie plus aimable qu'en France pour ce demi-solde, la musique, la peinture et les musées, enfin la compagnie des Italiens. Il est oppressé de bonheur. Par la présence du soleil ? non pas, mais par l'ombre, rendue plus agréable de ce fait. Par la chaleur ? non, mais par la fraîcheur mieux perçue par contraste. Il parachève son éducation artistique et devint un véritable Européen. Mais le destin lui prépare tout autre chose : la grande phrase musicale de sa vie, la rencontre avec «la plus altière petite tête de Milan», évoquant par ses traits la Salomé de B. Luini. Elle a vingt-cinq ans; lui, trente-quatre ans.

A cette Italienne, Matilde Viscontini (Dembowski par mariage), nous devons la plus longue lettre d'amour de la littérature française, se confondant avec ce livre mal composé et baroque «De l'amour», déclaration, justification, plaidoyer, que l'inspiratrice n'a jamais connu, «cette âme angélique cachée dans un si beau corps ayant quitté cette vie en 1825». L'oeuvre est un tournant, un pivot dans la création de Stendhal. Nul ne l'a assez dit. 

A cette passion, nous devons bien davantage, nous sommes redevable de... Stendhal. Matilde va arracher à Beyle son masque d'égotiste, bousculer sa stratégie amoureuse, et, l'obligeant à descendre au fond de lui-même, lui faire découvrir «une source d'eau douce au milieu de la mer». Comme la fontaine d'Aréthuse, elle va ressurgir dans l'oeuvre romanesque à venir. La profondeur et la délicatesse de sa peinture de l'amour et les portraits de ses héroïnes ne seraient pas sans cette médiatrice. Onze ans après, elle continue à le disposer souverainement «aux idées tendres, bonnes, justes et indulgentes». Par cette aventure douloureuse, épurée, sublimée, Stendhal entre, enfin, dans son haut domaine et trouve son ton. Une post-cristallisation opère. Elle prépare les chefs-d'oeuvre. C'en est fini des journaux intimes, Stendhal va atteindre à l'universel grâce à cette Italienne. Elle aura été sa Laure et sa Béatrice, sans le soupçonner le moins du monde.

 

«ESSERE UMANO»

 

Sa patrie terrestre ? il la découvre progressivement. Ce peut être aussi bien Paris que Rome, le lac de Côme ou Naples, Milan ou Vienne. Vienne, où en mai 1809 - officier de l'armée d'occupation -il était venu assister à la messe célébrée pour J. Haydn, mort quelques jours auparavant. Au second rang de l'assistance autrichienne, Beyle, vingt-cinq ans, en grand uniforme, pressent ce jour-là que l'art est la commune patrie de ceux qui ont une âme. 

En 1828, c'est une certitude affirmée : «Le Monde se divise à nos yeux en deux moitiés fort inégales : Les sots et les fripons, d'un côté, et de l'autre, les êtres privilégiés auxquels le hasard a donné une âme noble et un peu d'esprit. Nous nous sentons les compatriotes de ces gens-ci, qu'ils soient nés à Velletri ou à Saint-Omer» (Promenades dans Rome). Citant un vers de l'opéra-bouffe «I pretendi delusi» : Vengo adesso di Cosmopoli (J'arrive de Cosmopolis), il en fait une profession de foi : «Vous voyez en moi un vrai cosmopolite». Qu'est-ce à dire ? L'interprétation d'André Suarès est à peine exagérée : «Stendhal est le premier grand Européen depuis Montaigne... il vit et il pense en Européen, il finit par être Européen contre la France». Devenu amateur éclairé, guide en Italie des étrangers de passage, Beyle prend plaisir à une compagnie européenne. Son cercle d'amis est composé d'Italiens, de Français résidant dans la Péninsule, d'Anglais, de Russes et d'Espagnols partageant les mêmes goûts et cet amour du théâtre qui - selon Diderot - n'a jamais été éloigné de celui des actrices (il le dit plus crûment. Une élite ignorant les frontières créées artificiellement par les Napoléons - hier - et redessinées - aujourd'hui - par les Metternichs. C'est une nouvelle aristocratie, ouverte, remplaçant celle, fermée, du sang. 

Cosmopolite par goût et par ses curiosités, H.B. n'est pas pour autant apatride. Certes, volontiers provocateur, il envisage dans une boutade de prendre la nationalité belge, et lance un jour : « La vraie patrie est celle où l'on rencontre le plus de gens qui vous ressemblent». C'est l'adage «Ubi Bene, Ibi Patria». Mais, enfant, ses bouffées d'orgueil national en entendant célébrer la défense de Toulon, et ses remarques, comme consul, à des étrangers s'oubliant devant lui, témoignent de son patriotisme volontiers cocardier. Son civisme ? Il est moins assuré. 

Le cosmopolitisme de Stendhal découle de sa logique : l'homme partout et de tous les temps l'occupe. Comme Diogène, il part avec sa lanterne à sa recherche, mais c'est un cynique qui aime son prochain et sait le trouver quels que soient nationalité et rang social. Il a retenu la leçon italienne, celle du Prince d'Urbino : «Essere umano» (Etre humain). Chaque homme doit être jugé à sa propre aune. Sottise et suffisance ne le choquent pas moins chez un Français que chez un étranger; la vulgarité chez un palefrenier que chez un prince, dans le geôlier Barbone que chez le Général Conti. Il admire la virtù du domestique Ludovic, comme celle du républicain Ferrante Palla, et du premier ministre royaliste, Mosca. Stendhal ignore la flatterie renversée, celle d'un Hugo qui humilie les Grands pour ennoblir systématiquement les Humbles. Il est vrai. 

Sans indulgence pour les Nordiques : Anglais, Allemands et Américains, parce que «gens à argent», il ne l'est pas moins à l'égard des travers français, et sa prédilection pour les Méridionaux est appariée à sa sévérité pour le caractère italien. Sa dénonciation du «mal governo» des Etats pontificaux rejoint, par sa férocité, celle de Metternich. 

Devenu cosmopolite, Beyle garde du Français défauts et qualités. A la clarté de son expression, il doit son audience dans l'intelligentzia européenne, conquise bien plus tôt que la française. 

Stendhal a en quelque sorte filtré pour elle les innombrables sources qu'il a découvertes et captées dans les différents arts et pays européens, et où il s'est abreuvé. D'où un rayonnement exceptionnel. Son aurore fut saluée par Goethe. «Rome, Naples et Florence en 1817... Il faut non seulement lire l'ouvrage, mais le posséder» ; et son crépuscule (La Chartreuse de Parme) le fut par Tolstoï. Fabrice del Dongo à Waterloo genuit, Pierre Bézoukhov à Borodino. Nietzsche décèle en Stendhal «le découvreur de l'âme européenne», et Léon Blum sut discerner les affinités des deux solitaires et les défendre dans un même plaidoyer contre la société nivelante : «Le monde n'admet pas les différences, l'originalité l'offense, et s'il ne parvient pas à l'annuler, il la châtie». Entre le consul Beyle, se morfondant à Civita- Vecchia pour avoir trop vu le soleil, et Nietzsche, désormais si calme sur sa chaise-longue que les oiseaux se posent sur lui, ily a une fraternité d'exception.

 

ADORA VA CIMAROSA, MOZART ET SHAKESPEARE

 

«Je n'ai aimé avec passion en ma vie que Cimarosa, Mozart et Shakespeare». Voici ses références et ses préférences. Elles sont européennes : un Italien, un Autrichien et un Anglais. Son système a une clé internationale et son univers est cosmopolite. Ses compatriotes français, Stendhal les requiert de sortir de leur hexagone intellectuel et artistique. Pour rayonner, il leur faut être en mesure de rivaliser avec les meilleurs, comme il en donne l'exemple.

Lui, il fallait que Napoléon tombe pour qu 'il se relève. Voyageur sans bagage, il se promène sans doute dans une Europe dont les quatre points cardinaux sont Hambourg, Naples, Londres et Vienne, mais il réside au coeur, à Paris et à Milan. 

Rejetant l'américanisme (comme projection de notre avenir), mettant en garde contre les Russes («Vous serez cosaqués»), Stendhal fait des Européens ses compatriotes. Mais non point tous. Ses maitres comme ses lecteurs, il les choisit. Ce sont les «happy few». Il a le droit d'être exigeant, car, renversant les termes de la proposition d'Oscar Wilde, il a simplement mis son talent dans sa vie et, pour son oeuvre, a gardé son génie.

 

René Servoise

 

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