Stendhal
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Texte paru dans la Revue des Deux Mondes. Juillet-Août 2003
De la Chartreuse de Parme au Guépard
René Servoise
Tous deux ont connu les grandeurs et les servitudes militaires. Anciens officiers,
démissionnaires, Henri Beyle-Stendhal et Giuseppe Tomasi prince di Lampedusa,
personnages cosmopolites, vont porter toute leur vie durant leurs chefs-d'oeuvre la
Chartreuse de Parme (1839) et le Guépard (1958).
Ils s'en délivrent
l'un comme l'autre, à la veille de mourir après une longue gestation
(cinquante-cinq ans pour le Français et cinquante-neuf ans pour le Sicilien).
Mais, c'est le même rythme accéléré de composition
: quelques semaines pour le premier ; quelques mois chez le second. Si allègre
et joyeuse est la fièvre créatrice qu'elle fait affluer en eux
et chanter les souvenirs des bonheurs oubliés.
Dans ces deux romans d'une beauté automnale, une même passion
pour l'astronomie ; certes, le bon abbé Blanès - père
spirituel de Fabrice - est un fervent de l'astrologie que refuse le prince
de Salina -
tuteur de Tancrède -, mais l'un et l'autre élisent refuge dans
leur observatoire. Là, ils s'élèvent au-dessus des querelles
pour converser avec les étoiles. Plus bas, les humains s'agitent. Tancrède
de Falconieni s'éprend de la très belle Angélique, richissime
héritière
d'un nouveau riche, comme Fabrice del Dongo l'avait fait de Clélia,
fille d'un geôlier. Si la Chartreuse est un roman, tout
de pudeur et de retenue, le Guépard trahit des tempéraments
plus chauds, comme en témoigne la visite des appartements interdits
dans le palais de Donnafugata. À travers
ces amours, les deux auteurs célèbrent leur dernier hymne au
printemps de la vie.
Dans un décor italien, où architecture et nature sont intimement
liées, les arbres sont révérés comme des
amis - acacias, chênes, chataigniers, et saules, en Lombardie ;
dans le domaine sicilien, araucarias, pins, chênes verts, eucalyptus
et lauriers. Sur cette scène ainsi campée, voici nos héros.
Ce sont des " mondains ", des hommes et femmes de la haute société,
race d'élite
pour les observateurs du coeur humain. Le confesseur personnel du prince,
le père jésuite Perrone, le reconnaît : "Les
riches peuvent souffrir davantage que nous. " Mais ils pensent,
agissent et s'expriment sur un mode
désinvolte, scandaleux aux âmes simples. Pour leur plaire,
une règle s'impose : les distraire. Si Fabrice séduit la
comtesse Sanseverina et conquiert un Premier Ministre d'abord jaloux
; si Tancrède
règne
sur son tuteur, c'est que l'un comme l'autre savent plaire." L'amusement
constitue les quatre cinquièmes de l'affection chez les personnes
de cette classe. " Les tendres insolences dont Tancrède brocarde
son oncle sont l'écho
des piques affectueuses de Fabrice au comte Mosca. En arrière-plan,
il y a la cour. À Parme, les princes , Ranuce-Ernest , à Caserte,
le roi Ferdinand, usent des mêmes stratagèmes : ils déposent
le masque de souverain, puis le reprennent ; adoptent un ton caressant
et familier pour revenir à l'altier. Malheur à qui méconnaît
la subtilité d'un jeu rigoureux et le rôle de la vanité chez
les Grands !
La chasse au bonheur
Et Tancrède à son tour - comme Fabrice - part à la chasse
au bonheur. Jeunes, élégants et désinvoltes, ils le
sont, l'un comme l'autre. Tancrède paraît et séduit : à sa
vue, la princesse Stella sent son coeur fondre, ses filles en sont amoureuses.
Soldats, domestiques et jusqu'au chien balourd Bendico, nul ne résiste à son
charme. De même
Fabrice, enlevant maîtresses et servantes, actrices et dévotes,
spirituelles et sottes, apprivoise même Fox, le chien préposé dans
la tour Farnèse à la garde des prisonniers. Ils sont tous deux
en si complète ouverture de coeur avec les gens simples que chacun
s'empresse à les
servir et à les aider.
" Comment fais-tu pour savoir déjà tout ? s'étonne
le prince de Sauna à Tancrède.
- Comme ça, oncle. On me raconte tout. Ils savent que je compatis. "
C'est que - bien nés, orgueilleux mais non vaniteux - Fabrice et Tancrède
appartiennent à la race des gentils-hommes (le contraire de celle de
Don Juan, grand seigneur et méchant-homme).
Assurément, Fabrice genuit Tancrède, mais entre ces
deux jeunes gens, quelle différence ! Tancrède est supérieurement
intelligent, roué, sinon cynique ; Fabrice est un naïf et reconnaissons-le " non
troppo intelligente". À demi-Français
par son père
- le lieutenant Robert -, Fabrice n'a rien de ce pur-sang italien qu'est
Tancrède,
superbe animal politique. Leurs parcours en témoignent. Fabrice
- dénué d'ambition
comme Stendhal - finit par s'aligner sur Clélia, belle âme
certes, mais sotte comme les oiseaux de sa volière. Tancrède,
lui, brûle
les étapes, oublie Angélique - un marche-pied -, abandonne
le roi de Naples pour se rallier au roi du Piémont, Victor-Emmanuel,
l'unificateur de l'Italie. Il finit ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, à Vienne,
poste suprême de la diplomatie italienne du Risorgimento.
Une symbolique à découvrir
La Chartreuse de Parme et le Guépard - ces deux fêtes
aristocratiques offertes par Stendhal et par Lampedusa - sont décrites,
l'une de l'extérieur,
l'autre de l'intérieur ; la première est imaginée, la
seconde vécue. C'est que Beyle-Stendhal est un bourgeois provincial,
impécunieux, au physique si ingrat qu'il se donne le pseudonyme de
" Pabo ".
Lampedusa, lui, est un prince cosmopolite d'une rare prestance et des plus
fortunés. Il est né et a vécu parmi les nobles - caste
que Stendhal ne découvre qu'à la fin de sa vie, à l'ambassade
de France à Rome. Paradoxe final, dont la symbolique dépasse
les auteurs : l'athée Stendhal engage Fabrice dans une quête
spirituelle et le conduit, au soir de sa vie, dans une chartreuse, vêtu
de bure sur un banc de bois, tandis que le catholique Lampedusa abandonne
Tancrède
aux vanités de ce monde et le réduit à des ambitions
toutes terrestres. Fabrice - enfant tardif et chéri de Stendhal -
avait des gestes simples, il avait de l'esprit, mais il avait la foi «.
Cette foi, le prince Guiseppe Tomasi di Lampedusa, chrétien pratiquant,
la refuse à Tancrède.
Entre les deux héros, entre les deux récits - comme entre les
deux auteurs -, il y a un siècle de déchristianisation, de désenchantement.
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Le prince di Lampedusa (1896-1957) avait dans sa bibliothèque 11 000
livres français. Ses conférences sur Stendhal (Lezioni su
Stendhal)
ont été traduites : Leçons sur Stendhal, traduit de l'italien
par Maurice Darmon (Maurice Nadeau, 1985) et Stendhal, traduit de l'italien
par Monique Baccelli (Allia, 2002).
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Ancien ambassadeur, René Servoise est l'auteur notamment du Japon,
les clés pour comprendre (Plon, 1995), prix de la Société de
géographie. Il a également publié « Chateaubriand
ambassadeur » dans la Revue des Deux Mondes (mars 2001) et « Le
merveilleux dans la Chartreuse de Parme» dans la Revue d'histoire
littéraire
de la France (décembre 1999).
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