L'Actualité stendhalienne sur le blog Stendhal

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René SERVOISE, Ministre plénipotentiaire.

Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques. Année 1975 (2ème semestre)  

Stendhal diplomate

 

Je vous dois un aveu : Stendhal (1783-1842) et son oeuvre n'étaient guère appréciés par les membres de l'Institut de son époque. Guizot - président du Conseil et ministre des Affaires étrangères durant huit ans - qui passait pour sérieux, disait de Stendhal : « C'est un polisson. » Et ce jugement était ratifié par Villemain, le comte Molé et Thiers. 

Aujourd'hui, l'oeuvre de Stendhal est sortie de son purgatoire et a conquis une audience qui dépasse nos frontières, mais, en France, l'homme-Stendhal (et le fonctionnaire) demeurent « suspects ». 

Cependant si la bienveillance doit être demandée à une Compagnie aussi éclairée que la vôtre, c'est, évidemment, non pour Stendhal, dont les titres sont éminents, mais pour le communiquant qui voudrait tenter d'expliquer ce consul de France singulier et, à bien des titres, exceptionnel. 

Sous le règne de Louis-Philippe, Beyle-Stendhal est Consul de France pour l'ensemble des États pontificaux de 1831 à 1842. Epoque difficile pour les Italiens à la recherche de leur unité nationale. Epoque délicate et active pour les diplomates d'Autriche et de France, puissances dont les intérêts étaient contradictoires dans cinq États souverains de la péninsule. Epoque féconde pour l'écrivain Stendhal, qui durant cette décennie (qui est la dernière de sa vie) rédige : Lucien Leuwen, La vie d'Henri Brulard, Lamiel, Une position sociale (oeuvres posthumes) et publie les Chroniques italiennes et, en 1839, son chant du cygne : La chartreuse de Parme, en qui se fondent son amour pour l'Italie et une vision apaisée des choses, où se mêlent les inspirations du Corrège, de Cimarosa et de Mozart. 

Stendhal a donc été durant cette période écrivain et consul, ou plutôt, il a continué d'être ce qu'il était par vocation, un écrivain et a été, par nécessité budgétaire, un consul de France. Stendhal l'a parfaitement dit : « Le vrai métier de l'animal (comme il se désignait) est d'écrire un roman dans un grenier, car je préfère le plaisir d'écrire à celui de porter un habit brodé qui coûte 800 francs. » Est-ce vrai ? Ce qu'il y a de certain, c'est que sans cet habit brodé (sans ce consulat) Stendhal n'eût pas écrit, comme il les a écrites, ses dernières oeuvres. 

Les anecdotes sur son consulat sont connues. Egalement les manquements et les distractions d'un agent qui - selon son plus fidèle ami Romain Colomb - « ne pouvait se plier à aucune gêne imposée par un devoir quelconque et se trouvait en insurrection permanente contre toute obligation à l'accomplissement de laquelle n'était attaché aucun plaisir. » 

Un esprit si vigoureux et novateur que celui de Stendhal ne passe pas dix ans dans un métier (quelque modeste soit son grade dans la hiérarchie) sans laisser de traces et ouvrir des voies. D'un autre côté, une profession (quelle qu'elle soit) ne peut manquer de marquer l'oeuvre d'un écrivain. La carrière diplomatique peut-être plus encore, quand elle lui donne la chance de résider dix ans dans son pays d'élection. 

Dégager les conceptions de Beyle sur le métier diplomatique et ses méthodes (au delà des querelles qu'on a voulu lui intenter) essayer de s'élever pour mesurer, d'une part, les apports du consul Beyle à la diplomatie et, d'autre part, l'influence de la Carrière sur la dernière partie de l'oeuvre littéraire de Stendhal, telle est - avec le soutien moral de votre Compagnie - le propos de cette communication.

 

L'ÉDUCATION DIPLOMATIQUE.

 

Le consul Henri Beyle arrive le 17 avril 1831 à Civita Vecchia, pour en repartir le 22 octobre 1841. Le voici consul de France. Sa juridiction s'étend sur l'ensemble des États pontificaux, des frontières de la Toscane au nord, au royaume de Naples au sud, des rivages de la mer Tyrrhénienne à l'Adriatique. Il a sous ses ordres treize vice-consuls ou agents consulaires, à Rimini, Ravenne, Ancône, Pessaro, Terracina et autres lieux. Depuis 1818, la résidence du consul a été transférée de Rome à Civita-Vecchia, le port de Rome. 

Pourquoi était-il devenu consul ? Ce n'est pas par vocation, mais bien par accident. Stendhal ne l'a jamais caché : « A la Révolution de 1830, Roizan (c'est Stendhal idéalisé) qui avait vingt ans de services était rentré dans la Carrière des écritures officielles dans le but d'arriver à une pension de retraite, pour laquelle il fallait trente ans de services... Il arrivait à Rome sans ambition, uniquement pour passer dix années sans trop d'ennuis et ensuite retourner achever sa vie à Paris ou ailleurs, dans une situation un peu supérieure à la pauvreté. » Auparavant, Beyle qui affirmait pompeusement « être tombé avec Napoléon », avait vainement sollicité de ses protecteurs un poste de préfet, de référendaire au Sceau, d'employé à la Bibliothèque du Roi, de secrétaire de Légation, de consul à Naples ou à Gênes. 

Mais pourquoi avoir nommé dans les États pontificaux un homme dont la haine du prêtre et de la religion constituait « une religion inversée », un a-moraliste, « un athée paisible », comme l'écrivait Léon Blum ? Dès le début, l'affaire est mal engagée. Beyle n'est pas le plus coupable. Le gouvernement français eut tort de le présenter et le gouvernement pontifical de lui accorder l'exequatur, que Metternich, plus lucide, venait personnellement de lui refuser pour Trieste. 

Les ministres des Affaires étrangères qui se succédèrent à la tête du département furent en général suffisamment intelligents pour lui témoigner de l'indulgence. Pas tous. Le comte Molé lui ouvrit - petitement, il est vrai -, la Carrière en 1830. Le duc Victor de Broglie lui fut favorable. Le vainqueur de Navarin, l'amiral de Rigny ne le comprit point. Thiers ne fut guère patient, le maréchal Soult indifférent. Guizot, enfin, lui fit donner la Légion d'honneur - mais à titre d'homme de lettres - ce qui blessa son obligé. Pour ne pas demeurer en reste, Beyle ironisait volontiers sur « le style genèvois et obscur » du président du Conseil. 

Le consul Beyle servit sous trois ambassadeurs, le comte Louis de Beaupoil de Sainte-Aulaire qu'il admira en tant que grand seigneur, et les deux frères Florimond et Septime de La Tour-Maubourg dont il ne dit rien de remarquable. 

Le 17 avril 1831 Stendhal arrive à Civita Vecchia, alors que le comte de Sainte-Aulaire (1778-1854) avait pris ses fonctions le 22 mars à Rome. Stendhal craignait le pire. Or il reçoit du palais Colonna le meilleur accueil de son ambassadeur, son aîné de cinq ans, et « modèle parfait des manières élégantes ». Très indulgent, « Monsieur Régime » (tel est le surnom de l'ambassadeur dans la correspondance de Stendhal, car c'est évidemment un homme de l'ancien régime), le prie à déjeuner pour lui présenter le brevet de consul si convoité. Auparavant, il lui avait fait « remettre un billet d'une exquise courtoisie pour le prier de considérer sa maison comme la sienne où son couvert sera mis tous les soirs ». 

A travers son roman Une position sociale, Stendhal se reconnaît conquis. « Le Duc de Vaussay l'avait reçu avec cette admirable politesse qui, même à la cour en faisait un homme à part. » Politesse qui nous vaut une des plus franches ouvertures de coeur de Stendhal ; « Si le hasard m'avait fait aide de camp d'un tel homme à dix-huit ans, au lieu du général Michaud, je serais bien plus poli... »

La comtesse était plus jeune. Elle a quarante ans à l'époque et les relations avec Stendhal - il a quarante-huit ans - furent du fait de celui-ci légèrement ambiguës. Evidemment, il « cristallisa » rapidement. Son comportement à l'égard des femmes relevait d'une psychologie élémentaire, il prétendait qu'il fallait toujours tenter l'assaut.La comtesse n'était pas du genre de femmes que le sous-lieutenant Beyle avait bousculées à son avantage. Elle avait d'admirables yeux, était plus jolie que belle, très religieuse et même assez mystique pour tenter de catéchiser son compatriote dauphinois et elle « trouva le chemin de cette âme en ce moment si disposée à se moquer de tout ».

La résidence du consul était Civita Vecchia, à 7 heures de diligence de Rome, mais sa circonscription consulaire s'étendant à l'ensemble des États pontificaux, c'est à Rome qu'il devait se rendre pour obtenir certaines informations demandées par Paris. En outre, le consul n'était pas administrativement très occupé dans ce port de 7 000 habitants. La démonstration en fut faite dès 1832, quand son ambassadeur, l'expédiant à Ancône pour pourvoir aux besoins de l'expédition française, lui précisa bien inutilement : « Les affaires du Consulat peuvent être gérées durant votre absence par le chancelier. » Beyle avait déjà compris. Il s'absentait très souvent. Trop souvent. 

Ses ennemis lui ont reproché ses absences. Ses amis ont répliqué en le défendant. Or, la querelle est tout simplement à récuser. Albert Sorel, avec sa lumineuse intelligence, a tout dit lorsqu'il écrit : « Civita Vecchia était un port d'observation, un gouvernement avisé devait y placer un consul qui y résidât le moins possible. La mission consistait à errer dans Rome, à y fréquenter des sociétés que les usages, la politique, la pompe et la morgue interdisent aux diplomates de profession. » C'est ce que fit Stendhal ; c'est ce qu'avait compris l'ambassadeur de Sainte-Aulaire ; c'est ce que n'admettaient pas les « Komis » de Paris.

 

SES CONCEPTIONS DU MÉTIER DIPLOMATIQUE.

 

Stendhal avait des idées précises sur son métier et, dès sa prise de fonction, il les fait connaître à ses agents. Il exige de ses collaborateurs célérité et exactitude. Il réclame des détails clairs et précis, du jus de faits... des faits, morbleu ! des faits ! « Il ne faut pas craindre d'être trop long. Il convient de donner beaucoup de détails. Souvent un détail qui semble insignifiant à celui qui l'écrit, prend un caractère important quand il est réuni à tous ceux que reçoit l'autorité supérieure. » Dans sa méfiance de ses propres informateurs, qu'il juge médiocres, Stendhal propose à ses treize agents répartis dans les états romains de classer les événements dans une grille. « Il faut faire trois colonnes. En classant ainsi les nouvelles, la personne qui écrit pense mûrement au degré des probabilités :

CHOSES CERTAINES VUES PAR MOI

BRUITS ACCREDITES PARMI LES GENS SAGES

SIMPLE ON-DIT

Que Stendhal ait proposé sa grille comme méthode à penser, soit ; qu'il ait exigé que les dépêches soient rédigées sous cette forme était une humiliation inutilement infligée à ses collaborateurs. Il aurait mieux valu que lui-même s'inspirât de cette grille dans ses propres dépêches politiques, nous en reparlerons. 

Cela dit, ce diable d'homme, chef injuste et médiocre administrateur, demeure un consul fort clairvoyant. 

Sur les agents français en poste en Italie à son époque, son appréciation est catégorique : « Ces gens-là s'isolent... Tout est là. Ce qui est public dans un pays, ils le savent quinze jours après... Le malheur de nos agents est de vivre isolés. Ils ne voient que des gens de très bonne compagnie, par conséquent étiolés. » 

Son propre comportement ? Il est à l'opposé. « Je cherche à voir toute espèce de société, et même la petite bourgeoisie qui, étrangère au culte de la convenance, appelle les choses par leur nom et parle de tout ce qu'elle sait... On ne vit qu'avec les ultras d'un pays qui, encore, pour vous faire la cour, vous cachent ou s'abstiennent de parler devant vous de tout ce qui peut vous choquer. Dominique en sait plus au bout de deux jours en parlant à ses négociants que ces beaux Messieurs qui sont ici depuis deux ans - et ne voient rien. Moi, j'ai appris mille choses en voiturin. » 

Vive donc les négociants, la petite bourgeoisie et les vetturini. Mais ces informations sont-elles les seules utiles à un diplomate ? Qu'elles complètent, viennent contredire (dans certains régimes) ou nuancer (dans d'autres) les propos officiels des milieux gouvernementaux et des gens en place, certes ; qu'elles en tiennent lieu et qu'elles leur soient supérieures, la preuve demande à en être administrée. Que recueille Stendhal dans ses filets lancés au café du commerce ou en diligence ? Essentiellement des anecdotes, des historiettes, et des faits et, selon son admirable expression, des dispositions de l'esprit public qui peuvent conduire à des faits, mais peu de matériaux susceptibles de nourrir un rapport politique ou de figurer dans un document diplomatique. Il est à la limite de l'informateur de police. 

Par contre, la correspondance de Beyle traitant les questions proprement consulaires, administratives et commerciales, est excellente. Que ce soit sur les problèmes de la quarantaine, la protection des citoyens français, Beyle a été un agent attentif et perspicace. Ses dépêches sur les sucres, la morue, la laine, le drap et le corail, la pozzolane, l'attestent. Ceci sans parler de ses dépêches consacrées au cholera morbus, la mise en état de défense de Civita Vecchia, la création de la Banca Romana et le commerce dans les États romains. Voilà pour la correspondance proprement consulaire. Elle n'appelle point de commentaire, ni dans son style, ni par son contenu. 

Moins connue est la tentation du consul Beyle d'aborder un domaine qui n'était pas le sien : le domaine proprement diplomatique et politique, réservé à l'ambassadeur. Cette tentation, il y succomba à deux reprises. Lors de son arrivée, en 1832, où, plein de zèle, il fait tenir une série de missives au comte Sebastiani. Puis en 1834, lors de la venue aux Affaires du duc de Broglie, son ancien condisciple au Conseil d'État. 

Pourquoi des dépêches politiques ? A cette interrogation Stendhal apporte la réponse dans une lettre du 17 mai 1831 à son fidèle ami le baron de Mareste, cousin du comte d'Argout, pair de France. Lisons cette missive, Stendhal y est tout entier, avec son vocabulaire anglais, sa verve et ses manies des pseudonymes pour égarer la très vigilante censure romaine : « Dom(ini)que (c'est lui-même) doit-il dire un peu la vérité en écrivant à Lutèce ? Il s'est déterminé pour oui, car enfin il peut y avoir in these offices quelque Clara Gazul (Mérimée) qui, comme M. de Reyneval, sera patron dans 10 ans. En lisant my letters au bout de 2 ou 3 ans et en les comparant avec celles de Régime (surnom de son ambassadeur à Rome). On verra... Je me figure quelquefois les collègues d'Apolli(naire) (lisons les ministres collègues du comte d'Argout, ministre du Commerce) raisonnant creux sur les lettres de Régime... Mon mépris est sans bornes, ni limites. Grand Dieu ! quelle différence avec Ruda ! (l'intendant général Daru). J'ai donc fabriqué 3 ou 4 dissertations pleines de faits, c'est du jus de faits. Je m'attends à quelques phrases désobligeantes. J'ai prié M. Rarré (traduisons Hérard, banquier à Paris) de savoir si l'on aimait ce genre. J'ai entrevu une ou deux lettres de Régime. Chaque page se réduirait à 6 lignes, et encore quelles lignes ! Ces gens-là (les diplomates) s'isolent. Tout est là. Ce qui est public dans un pays, ils le savent 15 jours après. On craint de lui déplaire (à l'ambassadeur), en n'étant pas ultra. »

Et dans une lettre à la belle-fille de Cuvier, Stendhal précise

« Ma missive aura déplu parce que sincère, je me le disais en l'écrivant. Mais par le plus grand des hasards, il peut se trouver un homme de mérite, un Mérimée dans les bureaux et je serais bien aise qu'il se dise : celui-là n'est pas si niais que les autres. » 

Un exemple peut illustrer et les procédés du consul Beyle et les résultats obtenus par ses dépêches diplomatiques. En 1834 Broglie revient donc aux Affaires ; Beyle, stimulé, taille ses plumes d'oie et les laisse courir sur le grand duché de Toscane. Il procède par touche, sans méthode, ni composition, additionne les anecdotes. Ce sont des notes de voyageur et des lettres à un ami, rien d'officiel ni de guindé. Il reste lui-même dans cette correspondance diplomatique.

Prétextant un accès de goutte qui le retiendrait en dehors de sa circonscription à Lucques et à Florence, Stendhal écrit le 6 janvier 1834 à Broglie : « Je vais avoir l'honneur de placer sous les yeux de Votre Excellence plusieurs petits faits relatifs à la Toscane. » Non sans hypocrisie il précise : « Sans nul doute le ministre de France, habile et expérimenté, qui réside en ce pays les a fait connaître à Votre Excellence. » S'étant ainsi excusé de chasser, chez le voisin, un gibier qui lui est doublement interdit, Beyle en vient à l'objet de sa dépêche : le souhait du grand duc de Toscane de procéder à une profonde réforme judiciaire et de doter son pays d'un Code. Stendhal échafaude et suggère un programme de corruption et propose à l'intègre duc de Broglie de distribuer judicieusement, con buona maniera, 40 000 francs à un certain nombre de personnalités. Il pressent une seule difficulté : trouver le médiateur qui pourra approcher l'évêque de Fiesole. Mais ce prélat intègre occupe une position stratégique trop importante dans la combinaison, pour être ignorée. Quelle position ? et là Stendhal se révèle tout entier quand il chuchote que le Monseigneur est « le directeur de conscience de la grande duchesse douairière » ! Si le plan est accepté, l'argent adroitement distribué, le Code français sera préféré au Code autrichien - immenses conséquences !

Les suggestions de Beyle, ses jugements sur les personnages, les entrelacs des intrigues échafaudées font déjà songer aux conversations entre le comte Mosca et les princes Ranuce-Ernest IV et V de l'imaginaire duché de Parme. Nous sommes déjà dans La chartreuse par la présentation des faits.

Cette dépêche incite le duc de Broglie (sans dévoiler la source de son information) à interroger notre ministre en Toscane, le chevalier Bellocq. Celui-ci répond de haut. Jamais, affirme-t-il, Léopold II n'a songé à une réforme judiciaire. Et le ministre de France de s'étonner que de telles informations puissent être prises en considération à Paris. Les bureaux acceptent le démenti et l'affaire est classée. Les fonctionnaires « hauts sur cravate » sont justement indignés des procédés de Beyle, dont la légèreté vient d'être démontrée. 

Quelques mois plus tard, la conclusion de cette curieuse affaire survient. Le grand duc s'attaque bel et bien à la réforme judiciaire. Les informations de Beyle étaient exactes. Ainsi, le ministre de France en Toscane, bien qu'alerté, avait été incapable de s'informer. Le modeste contractuel de Civita Vecchia avait eu raison. Mais, n'avait-il pas eu tort de présenter sa dépêche comme nous avons essayé de la résumer ? C'est là aborder l'examen des dépêches politiques de Stendhal, indépendamment du fait qu'il n'était pas habilité à les écrire. 

La correspondance diplomatique du consul Beyle, à la différence de sa correspondance administrative, est stupéfiante par la forme (son style) et déroutante par le fond (ses suggestions). En un mot elle n'était pas « conforme aux convenances ». 

La forme ? l'écrivain Stendhal a toujours répété qu'il ne publiait pas pour être compris et apprécié par ses contemporains, sauf par quelques happy few, mais essentiellement pour la postérité. Le consul Beyle fait de même, et il ne faut pas s'étonner que les « miscos » (les commis) des bureaux aient été déroutés et déconcertés par la nouveauté de son style, sa densité et son agressivité. Un fonctionnaire écrit pour être lu par des fonctionnaires, un diplomate à l'étranger écrit pour être compris par son ministre à Paris. Faute de couler sa pensée dans un moule administratif, les dépêches politiques de Stendhal risquaient de ne pouvoir être entendues. L'écrivain Stendhal voyait dans ses livres autant de billets pris à la loterie pour 1860, 1890, 1935 et il attendait une consécration et une audience posthumes. L'écrivain a d'ailleurs gagné son pari littéraire. 

Mais en usant du même style pour ses dépêches diplomatiques le consul Beyle commettait une erreur de jugement. Il ne s'est trouvé aucun esprit supérieur dans la hiérarchie, aucun Mérimée, capable de le comprendre et de le traduire. Le consul a perdu son pari administratif. 

Mais parler d'erreur d'appréciation et de naïveté, c'est aborder la question du fond des dépêches de Dominique. La façon de procéder du consul Beyle ne diffère en rien de celle de l'écrivain Stendhal. Il collectionne les faits. Ceux-ci l'intéressent trop souvent pour eux-mêmes parce qu'ils illustrent le coeur humain qu'il s'est fait profession d'observer. Tout ce qui m'éloigne du coeur de l'homme est sans intérêt pour moi. Il ne classe pas suffisamment les faits dans une hiérarchie et une perspective, car chacun est révélateur de la psychologie de l'homme. Est-ce là une technique pour un diplomate chargé d'informer le Prince, dont Montesquieu dit : « Il ne faut jamais qu'un prince donne dans les détails » ? Pourquoi alors les lui faire tenir ? Et puis, il faut le reconnaître, lorsqu'il en vient à émettre des propositions, il a beaucoup plus l'imagination d'un romancier que le réalisme d'un homme d'État.

Pour expliquer le déroulement des événements et l'enchaînement des faits, Stendhal recourait volontiers à l'explication par le nez de Cléopâtre. Cette interprétation - on n'ose dire cette philosophie de l'histoire - a souvent cours chez les mondains, les diplomates et les courtisans. Les hasards des charges et la fortune des relations font que les secrets des princes et des ministres, comme les confidences d'alcôves sont connus par un petit nombre. On tire vanité d'être dans le secret et, insensiblement, l'on est conduit à voir dans de petits faits les ressorts cachés de l'histoire et l'explication de la marche d'un pays. La pierre de Cromwell et la fistule de Louis XIV sont alors trop souvent invoquées. Le consul Beyle donne de l'importance à des faits, des détails, des on-dit, des anecdotes qu'il hausse au niveau de moteurs et de causes. Bref, il est aux antipodes de Montesquieu : « Ce ne fut pas Pultava qui perdit Charles XII (roi de Suède); s'il n'avait été détruit en ce lieu, il l'aurait été dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément, on ne peut parer à des événements qui naissent continuellement de la nature des choses. » Une telle pensée ne peut intéresser Stendhal. Psychologue, il cherche et note les nuances, s'efforce de retenir le fugitif et les états d'âme. Un politique se soucie du permanent, du solide et du persistant, il doit pouvoir faire fond sur quelque chose... Les anecdotes ? elles sont à citer à titre d'illustration, non pour elles-mêmes. 

Devant un paysage italien, Stendhal s'émeut et s'attendrit. Comme plus tard Amiel, il y voit un état d'âme. Devant ce même paysage, Napoléon l'interprète en stratège comme un champ de bataille éventuel et y dispose en pensée ses corps d'armée. Devant une situation politique en Italie, le chancelier de Metternich et son représentant en Toscane, le comte de Saurau (admiré par Stendhal et modèle du comte Mosca) vont à l'essentiel. Stendhal, lui, cherche les mobiles des acteurs, rapporte les intrigues et s'amuse de l'imbroglio. Il butine. 

Personne ne lit plus aujourd'hui les correspondances de Régime, pardon... du comte de Sainte-Aulaire à Rome et du baron de Barante, ministre à Turin - sauf lorsqu'on prépare une communication à l'Académie des Sciences morales et politiques. Elles sont sans éclat, sans génie, mais elles ont été utiles à l'époque, parce que documentées, appliquées et sérieuses. La correspondance politique de Stendhal est lue en 1975 avec plaisir et intérêt. C'est du vif argent, mais peut- être davantage parce qu'elle constitue comme une suite aux Promenades dans Rome, arrêtées en 1829, que comme un modèle de document diplomatique. 

En réalité, sans même le savoir, Stendhal se faisait la main pour certaines scènes de La chartreuse de Parme. Il en écrivait les brouillons et les expédiait sur du papier à en-tête officielle comme des dépêches diplomatiques. Il y avait une confusion de genre. Pour comprendre et exploiter de tels documents, Balzac (qui reconnaissait en Monsieur Beyle « un des hommes supérieurs de son temps » et souhaitait le voir ambassadeur de France à Rome) aurait dû être assis au bureau de Vergennes, mais Balzac eût été, je le crains, un bien mauvais ministre des affaires étrangères.

 

LES APPORTS DE BEYLE A LA CARRIÈRE.

 

Stendhal mourut lors d'un congé à Paris un certain 23 mars 1842. Il avait 59 ans. Il rencontra le genre de mort qu'il avait souhaité ! Mérimée, Sainte-Beuve, Colomb en ont apporté témoignage : repentinam inopinatamque, comme César. La Curie apprit sa disparition par le délégué apostolique de Civita-Vecchia. « Dans le devoir où je suis d'informer toujours Votre Eminence de ce que j'apprends quand les vaisseaux français arrivent d'Orient ou d'Occident, je dois vous annoncer que le trop fameux Beyle, Consul de France à Civita-Vecchia en congé à Paris, est mort d'une attaque d'apoplexie au milieu de la rue, comme il s'en revenait de dîner chez le ministre Guizot. Eminence Très Vénérée, les graves doctrines avilies par lui dans des romans, répandues sous le faux nom de Frédéric Stendhal, nous font plaindre la manière dont il fut brisé par la Justice divine. » Voilà l'oraison funèbre. Elle est sans indulgence humaine et charité chrétienne, mais trahit l'impopularité du consul auprès d'autorités pontificales qui l'avaient toléré sans jamais l'accepter. 

Du côté français, Beyle ne fut pas davantage regretté par les « komis ». Or, il apportait à la Carrière et un style et une méthode de travail fort en avance sur son époque. 

Quand à dix-neuf ans on est sous-lieutenant au 6ème dragon en campagne dans le Piémont et que l'on menace de se battre en duel à propos d'une phrase de Chateaubriand que l'on méprise, c'est moins une bravade qu'en engagement, un réengagement volontaire parmi les compagnons de l'Empereur. 

Le maître à penser - et à écrire - du consul de France à Civita-Vecchia, c'est Napoléon. L'anti-maître c'est le vicomte René de Chateaubriand (« j'ai horreur de la phrase à la Chateaubriand... le Génie du christianisme m'a semblé ridicule » et Atala est « un ouvrage extraordinairement médiocre »). La caricature en matière d'écriture, c'est le style du comte de Sainte-Aulaire, son propre chef hiérarchique. Napoléon Bonaparte lui, ne disait jamais rien de vague ou d'inutile. La véritable langue de l'Empereur est simple, directe, dépouillée. Quand Stendhal confie à Balzac que, lorsqu'il compose, il lit «en même temps quelques pages du Code civil pour prendre le ton », il se retrempe aux sources : celles de la clarté. 

Le consul vieillissant reste fidèle à l'idéal du jeune dragon : « Je me sens plein de courage et de fierté quand j'écris une phrase qui serait réprouvée par un de ces deux géants, MM. de Chateaubriand ou Villemain. » A l'époque où Victor Hugo se vantait de mettre un « bonnet rouge » au dictionnaire, Stendhal, lui, continue la Révolution en s'attaquant, pour la briser, à la phrase, à la période encore latine enseignée par les collèges. Il refuse l'amplification, le remplissage et la suffisance, bref le style pompeux des chancelleries que les « komis » prétentieux affectionnent. Le consul Beyle, lui, exige un style dense, dépouillé et clair et, par là, annonce l'avenir et la nécessité d'une nouvelle langue. 

Cette langue, c'est celle que les diplomates doivent aujourd'hui employer dans les télégrammes qui, peu à peu, remplacent les plus longues missives connues sous le nom de dépêches. 

Stendhal, par sa méthode, va infiniment plus avant que ses collègues de l'ambassade. Sa soif d'information dépasse les cercles étroits où se confinent les agents diplomatiques, nous l'avons vu. Dans l'esquisse d'une préface (1) aux Lettres familières sur l'Italie, Stendhal note combien le président de Brosses se différenciait des autres voyageurs en Italie par son inlassable curiosité, comment il savait lire dans la réalité et les moeurs. C'est, transposée du voyage à la diplomatie, l'approche prônée par Stendhal, qui appartient à la même famille d'esprits ouverts que le Conseiller au parlement de Bourgogne, son modèle. 

Dans sa vie personnelle, l'animal, comme il se définissait, connaissait « la permanente inquiétude d'être dupe » (l'expression revient sans arrêt dans ses écrits intimes). Dans sa vie professionnelle, Beyle éprouve la même méfiance à l'égard des thèses officielles, proclamées par les gouvernements auprès desquels un diplomate est accrédité et, refusant, là également, d'être dupe, il exige un esprit toujours en éveil, une curiosité vigilante. La leçon est toujours actuelle. Pour peu, il aurait conseillé aux diplomates en poste à l'étranger d'imiter Mérimée qui avait fait graver sur le chaton de sa bague : Souviens-toi de te méfier.

 (1) La comédie est impossible, 1836.

L'INFLUENCE DE LA CARRIÈRE SUR STENDHAL.

Voilà donc l'apport positif de Beyle à la diplomatie : un exemple de style clair et direct, une curiosité permanente et ouverte. Mais l'autre volet du dyptique doit être esquissé : l'influence de la Carrière sur l'oeuvre littéraire de Stendhal. Je conclurai par là. 

De son propre personnage, idéalisé en un secrétaire d'ambassade à Rome, Stendhal nous dit : « Roizand n'avait pas vécu (jusqu'alors) dans les mêmes salons... Il se trouvait environné de figures les plus imposantes et les plus belles qu'il eût vues de sa vie... Il rencontre certes un ambassadeur, mais un ambassadeur supérieur à tous les habits brodés qui l'entouraient et même au rôle qu'il consentait à jouer. » Il s'éprend d'une ambassadrice « qui n'avait nullement l'air éblouie de la fête magnifique qui l'entourait et sur laquelle elle régnait » et, qui, savait « parler à son âme ». Durant dix ans Beyle va être un commensal et un habitué du palais Colonna. Il ne va plus examiner le monde et la Carrière de l'extérieur et tenter d'y pénétrer, par effraction, comme Julien Sorel dans l'hôtel de La Mole, mais bien y vivre et l'examiner à l'intérieur. L'optique change; la vision est modifiée ; et finalement l'observateur lui-même est transformé. Beyle - et il l'avoue - adorait la noblesse. Il reconnaissait sa « ducomanie ». Certes, il vante les vertus de peuple et exalte son énergie, mais, les années passant, il aurait volontiers acquiescé à la réflexion désabusée d'Alfieri : Les petits à l'oeuvre me raccommodent avec les grands. 

Désormais, donc, Beyle fréquente les grands de par sa profession. C'est d'abord la noblesse française. Elle compose le personnel de l'ambassade à l'époque. Ce sont ses trois ambassadeurs. Le comte de Sainte-Aulaire d'abord et les deux comtes de La Tour Maubourg. Ce sont les secrétaires d'ambassade, ses collègues, le comte de Choiseul-Praslin, le comte de Reyneval, le vicomte Beugnot, le très riche comte de Sartiges, le baron de Langsdorff, le comte de Cambis d'Orsan, le comte d'Haussonville (qui épouse la fille du duc de Broglie), couple reçu chez le prince de Talleyrand. Par eux et grâce à eux, l'ancien adjoint provisoire aux commissaires de guerre, le « garde-mite », le « riz-pain-sel » de la Grande Armée, accède à la société policée de l'Ancien Régime. Il saisit pleinement la profondeur du mot de Talleyrand à Guizot : « Qui n'a vécu dans les années voisines de 1789 ne sait ce qu'est le plaisir de vivre. » Stendhal est admis dans le Faubourg. 

Les grands ? ce sont aussi les nobles et aimables familles italiennes qu'il fréquente et les amitiés qu'il noue, les princes Caetani, le comte Cini, la princesse Torella. Ce sont les nobles prélats du Saint-Siège dont Stendhal est trop fin pour ne pas apprécier l'humanisme et le raffinement des manières. Ce monde, c'est également Saint-Pierre de Rome avec les fastes de sa liturgie, la Sixtine avec ses chants qui laissent à son âme une émotion à laquelle il aime succomber. 

Les critiques reconnaissent que l'influence de la Carrière diplomatique fut directe sur son roman inachevé, Une position sociale. C'est évident, puisque le titre en aurait pu être L'éducation diplomatique, Stendhal nous y décrit l'ascension du jeune bourgeois Roizand vers les sphères diplomatiques et mondaines, de ce Roizand-Stendhal qui, il le reconnaît, « n'était pas un diplomate parfait ». 

Mais je serais porté à croire que l'influence indirecte a été singulièrement sous-estimée. N'est-ce pas à la Carrière que Stendhal doit un élargissement de sa vision du monde et un enrichissement de sa personnalité ? La marque sur La chartreuse de Parme, parue en 1839, est profonde. Désormais, les héros stendhaliens ne sont plus des arrivistes luttant pour parvenir. Ils sont arrivés. Comblés par la naissance, la fortune et la beauté, possédant cette desinvoltura si enviée par Stendhal, au delà de l'ambition de faire carrière (leurs aïeux l'ayant parcourue pour eux), ils peuvent s'abandonner au « plaisir de la vivre » et se livrer à la « chasse au bonheur ». 

Il y a davantage que neuf années entre Le rouge et le noir et La chartreuse de Parme. Il y a un long cheminement, un cheminement mondain et spirituel à la fois, selon une combinaison toute italienne. Fabrice et Clélia croient à la vertu rédemptrice de la souffrance et de la pénitence, et (écoutez bien cette pensée de Beyle, ennemi de Dieu) Fabrice espérait retrouver Clélia dans une meilleure vie. Désormais, de nobles figures de prêtres apparaissent comme Don Coesare, Monseigneur Landriani, et surtout l'admirable abbé Blanès. Ils viennent éclairer, soutenir et guider des âmes cherchant leur voie dans les labyrinthes de ce bas monde. Quel chemin accompli par le boulevardier, jouisseur et matérialiste ! Ses amis, à Paris, en restent confondus et, déroutés, se tiennent sur la réserve. 

Ainsi la carrière diplomatique, parcourue toute entière en Italie, fut-elle pour Stendhal une école. Ecole d'élégance, accès à un monde supérieur, leçon de tolérance religieuse et, peut-être, plus encore. Julien Sorel, fils d'un scieur de planches, séminariste besogneux et hypocrite, séducteur, finissant sur un échafaud, c'est avant la Carrière. Fabrice Valserra, marquis del Dongo. terminant sa vie dans une chartreuse, dans le recueillement, le dépouillement et l'humilité, ne serait pas concevable sans la carrière diplomatique en Italie. 

Dans l'oeuvre de Stendhal il y a (comme dans les vallées des Alpes grenobloises de son enfance) le versant de l'ombre et le versant de la lumière. Le versant de l'ombre et de la violence - l'ubac - c'est Le rouge et le noir. Il y aura, désormais, le versant lumineux - l'adret - le coucher de soleil sur un paysage apaisé, où la Grâce elle-même n'est pas absente. C'est La chartreuse.

René SERVOISE, Ministre plénipotentiaire.

Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques. Année 1975 (2ème semestre)

 

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