Stendhal
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Revue d'Histoire Littéraire de la France. Novembre-Décembre
1999. 99ème année. N°6
Le merveilleux
dans
La
Chartreuse de Parme
Balzac, dès
1840, avait pressenti que La Chartreuse de Parme comportait des
arcanes mineurs et majeurs, et, Zola, en 1881, que ce roman procédait
de l'essai De l'amour. Aujourd'hui, disposant des marginalia
(ces griffonages de Beyle au hasard de ses humeurs), nous sommes en
mesure d'aller au-delà des hypothèses des premiers commentateurs.
La Chartreuse
de Parme est bien un récit se déroulant sur les
plans et terrestre et spirituel, disons horizontalement et verticalement.
Il y a, certes, les aventures de Fabrice et les intrigues de la duchesse
Sanseverina-Taxis, mais, parallèlement, il y a l'ascension du héros,
porté par un amour contrarié pour Clélia, renonçant
au monde, donnant ses biens aux pauvres et se réfugiant, au soir
de sa vie, dans une chartreuse, comme l'avait annoncé l'astrologue
et sage abbé Blanès.
La genèse
de cette histoire, contée avec allégresse par un Stendhal
athée, demeure inexplicable. A moins que, décryptant des
marginalia éparses, nous ne parvenions à trouver
la raison de cette évolution de Fabrice dans celle de Beyle lui-même
et évoquions son amour contrarié pour Mathilde Viscontini-Dembowski
(Métilde pour Beyle). L'unique grande passion de l'auteur pour
" cette âme hors de pair... à la hauteur de la sienne ".
LE MERVEILLEUX
DANS LA
CHARTREUSE DE PARME
RENÉ
SERVOISE*
«
A la vision du spectacle, la foule prend plaisir ; aux initiés
n'échappe pas - dans le même temps - sa haute signification
». Goethe
INVITATiON
STENDHALIENNE
Lorsque Clélia,
devenue Marquise Crescenzi, s'est donné pour prison son propre
palais et jardin, elle découvre dans l'allée qu'elle affectionne
« des fleurs arrangées en bouquets et disposées en
un ordre qui leur donne un langage ». Toute autre personne passant
en ces mêmes lieux, aurait été sensible à la
beauté de ces fleurs, l'accord des couleurs et leur fraîcheur,
mais ces bouquets auraient été muets. Par contre, pour Clélia,
disposant de la clef de lecture, ils sont éloquents. Deux interprétations
s'offrent.
Dans La Chartreuse
de Parme (1), miroir promené le long d'un chemin italien
dans l'Europe de la Sainte Alliance, les facettes sont nombreuses et chacun
y trouve ses préférences. Stendhal présente une galerie
de personnages fortement individualisés, enlevés au galop
d'une intrigue allègre, dans un duché au parfum de violettes
où les poignards se dissimulent, les poisons tuent et atroces sont
les vengeances, mais baignant d'une poésie empruntée aux
lacs de Lombardie, et vibrant, ici et là, d'une sensibilité
comparable à celle de la musique de Mozart ou des toiles du Corrège.
Dans cette ample chronique, le lecteur peut retenir, à son gré,
un roman poétique exaltant la chasse au bonheur dans une
Italie imaginaire ; un roman historique se déroulant dans
l'Italie de la Restauration : un roman dans la tradition picaresque
par sa peinture d'un monde de comédiens, de courtisans et de
petites gens; un roman de cape et d'épée par les
épisodes où le goût de Stendhal pour les déguisements,
intrigues et duels se donne libre cours ; y déceler un « charmant
manuel de coquinologie politique » ; un opéra-bouffe,
conduit par Ranuce-Ernest IV ; ou enfin, le chef-d'oeuvre du lyrisme
stendhalien. C'est une sorte de polyphonie. A chacun sa Chartreuse.
« Le
plus beau roman du monde », selon André Gide, se réduit-il
à ces lectures ? Comme Mozart dans La Flûte enchantée,
Stendhal a déployé un tel art, que, dans leur immense
majorité, les lecteurs sont tentés de se complaire aux péripéties
et aux intrigues de la nouvelle. Aujourd'hui Die Zauberflöte ne
peut être simplement considéré comme un opéra
enchanteur par sa musique et déroutant par la confusion du livret
de E. Schikaneder, mais doit désormais être compris comme
une oeuvre ésotérique.
De même La Chartreuse appelle-t-elle une lecture au second
degré. S'il existe des âmes « qui peuvent s'élever
jusqu'à
sentir les fresques du Corrège à Parme », pourquoi
ne pas tenter de monter à une altitude supérieure pour percevoir
certains accords ? De se livrer à une interprétation anagogique,
comme diraient les beaux esprits ?
Vous pouvez
donc soit vous placer à l'orchestre et vous distraire à
suivre les aventures terrestres (lesquelles sont blâmables) de la
duchesse Sanseverina - ne faisait-elle pas la pluie et le beau temps à
la cour de Parme ? -. soit - si vous le saisissez à demi-mot
- répondre à l'invite de l'auteur et vous installer
dans sa propre loge à la Scala. Être aux côtés
de Stendhal, c'est voir le monde de haut.
STENDHAL CORRIGE
RONSARD
Le deuxième
chapitrede la Chartreuse est précédé d'un
exergue. C'est le seul du roman (2), mais il est d'une longueur inhabituelle
: dix alexandrins de Ronsard.
Ils sont extraits
de l'Élégie pour Hélène, écrite
par le poète à la veille de sa mort et traitent de l'astrologie.
Ils paraissent sans rapport avec le premier chapitre de la Chartreuse,
où sont évoquées l'irruption des Français
en Italie, leur occupation (treize semaines ? treize mois ? treize ans
?) ; la bataille de Waterloo ; les expéditions de pêche nocturnes
des petits paysans de Grianta. En réalité, ces vers éclairent
moins le passé (les superstitions puériles de Fabrice)
qu'ils n'annoncent en termes sibyllins l'avenir. Ils introduisent
également un astrologue, l'abbé Blanès.
Pourquoi un
exergue ? et pourquoi le texte de Ronsard a-t-il été hardiment
modifié ? Stendhal s'est toujours plu, sans aucun scrupule, à
inventer des épigraphes (Danton, Musset, Mérimée,
Sainte-Beuve et Shakespeare), dont il a toujours été impossible
de retrouver l'origine chez ces auteurs.Pourquoi ? Selon lui « l'épigraphe
doit augmenter la sensation, l'émotion de la lecture ».
Éveillé, sensibilisé, le lecteur est mis sur la voie.
Parmi les dix vers de l'Élégie pour Hélène,
deux sont bel et bien de Stendhal.
Ce roi, du
fond des cieux regardant un humain
Parfois
mu de pitié, lui montre le chemin.
Ainsi Stendhal
- dont l'horreur pour les vers est connue - a été jusqu'à
composer des alexandrins pour les substituer à ceux de Ronsard
! Aurait-il pris cette peine pour une épigraphe indifférente
?
Voici donc
introduits les présages, prémonitions, prédictions,
coïncidences et signes prodigieux jalonnant le récit. Les
avertissements de bon ou mauvaise augure, prophéties, quiproquos,
prennent un sens. Mais Stendhal les mêle, si habilement à
la trame de la vie quotidienne, ils sont si congénitaux à
Fabrice qu'ils sont peu notés et perceptibles. Sans doute ces «
notes non obscures » devraient-elles être remarquées
d'abord, puis déchiffrées. Mais les lecteurs - emportés
par l'allégresse du conte et distraits par les multiples épisodes
- ne prennent pas le temps de les noter, et surtout de les lier les unes
aux autres. Pas davantage d'ailleurs que les humains ne lisent les combinaisons
des astres - ces « caractères » tracés par Dieu
dans les cieux afin de les éclairer. Pas davantage ne savent-ils
ou les interpréter comme le veut l'abbé Blanès, ou
bien - « regarder avec patience les particularités réelles
des choses pour ensuite deviner les causes », comme le recommande
le rationaliste Stendhal.
Or, ces notes
- présages et signes - aident à mieux suivre
le cheminement de Fabrice dans ce roman allant de sa naissance à
sa mort et se déroulant sur les plans terrestre et spirituel :
-le plan
humain (les arcanes mineurs), où Fabrice est guidé dans
sa course aux honneurs par les mondains, ses deux mentors (la Sanseverina
et le comte Mosca), et dans sa découverte des réalités
par les humbles, la cantinière, la Mamacia et Ludovic ;
-le plan
spirituel (les arcanes majeurs), où tout se passe « comme
si une divinité propice prenait soin de les conduire (Fabrice et
Clélia) par la main » à travers une série d'épreuves.
L'intercesseur est le père spirituel du héros, le bon abbé
Blanès.
Ces présages
- mal aisés
à
percevoir et à interpréter par le héros le sont a
fortiori pour le lecteur. Ils le sont par leur nature, mais également
par la façon de conter de Stendhal. Celui-ci semble s'inspirer
de la formule de haute politique d'Ernest Ramuce IV « Il faut du
secret avant tout
». Balzac - après trois lectures de La Chartreuse - l'avait
noté, « préoccupé de ce grand principe :
« malheur en amour, comme dans les arts, à qui dit tout ».
Beyle laisse beaucoup à deviner.
« Laisser
à deviner »... Pour intéresser, intriguer et «
faire veiller une jolie marquise française jusqu'à deux
heures du matin », Stendhal dévoile seulement une partie des
choses. Il confie des demi secrets, invite à supputer. Il suggère
et stimule l'imagination, et dans La Chartreuse il excelle
à ce jeu pour maintenir cette chaleur comme il le confie à
Mérimée. De nos jours, nous disons le « suspense ».
Dès
le début du récit, ne laisse-t-il pas pressentir un mystère
enveloppant la naissance du héros et sa filiation ? A Waterloo,
un « hasard » met face à face Fabrice avec son véritable
père (l'ancien lieutenant Robert, devenu général
comte d'Arblay). « Avec quels transports n'eût-il pas vu Fabrice
». Mais l'omen (prémonition) le plus stendhalien - le plus
allusif de tous - appartient à une scène matinale ensoleillée
: c'est la première rencontre de Fabrice (il a dix-sept ans) et
de Clélia (elle a douze ans). Un « hasard » fait qu'
« elle tomba dans ses bras »... Il sourit, elle rougit profondément.
« Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice, quelle
pensée profonde sous ce front ! elle saurait aimer ». Rien
n'est dit, tout est annoncé. Hasard souligné par un accord
musical, ici et là, « l'accompagnement de gendarmes ».
Ainsi un passé voilé et parfois épique se
projette sur un aimable présent, et l'avenir est
annoncé par des signes mineurs. Des correspondances s'établissent,
des coïncidences singulières jalonnent le récit. Mais
ces avertissements concernent Fabrice et uniquement Fabrice.
Ils ne se
manifestent ni à l'occasion des intrigues politiques, ni du jeu
des amours entrecroisées. Ces signes donnent aux aventures et aux
destins du seul Fabrice une portée plus qu'humaine. Au chapitre
VIII, Stendhal nous livre partiellement les clés au cours d'un
nocturne. Il transpose dans la partie haute de son roman, l'antique procédé
de l'oracle, du songe prémonitoire, du récit par un devin
annonçant un événement, mais toujours en termes voilés
et donc susceptibles de plusieurs interprétations. Ainsi sont créées
tension et attente. Les présages aident à la dramatisation.
Le lecteur mis dans une semi-confidence, part à la recherche des
correspondances. La récurrence même des présages atteste
la présence d'une fatalité supérieure, omniprésente,
dont l'existence ajoute une dimension autre aux aventures terrestres de
Fabrice. Le Destin devient un composant du roman. Si léger que
soit le jeune Fabrice del Dongo, il ne cesse de s'interroger sur «
sa singulière destinée » et parle d'une « fatalité
unique ». En filigrane, Dieu apparaît.
LES ENFANCES
DE FABRICE (3)
Les superstitions,
présages et signes. - Ces signes d'en haut (l'aigle
; les menaces de prison ; l'arbre ; l'accompagnement de gendarmes ; le
chiffre 7 ; le hussard) constituent des « avertissements ».
Ils se répondent et se répercutent en écho au long
du récit. Superposés aux actions du héros, ils constituent
une sorte de toile de fond mystérieuse, au-dessus d'une scène
où s'agitent les autres acteurs.
Ces messages
prémonitoires, seuls deux élus les décèlent,
parce qu'en ouverture de coeur avec ce monde : l'abbé Blanès
et Fabrice, qui aux yeux des gens raisonnables - aussi bien les mondains
que les gens du peuple - passent pour des naïfs.
Tous les autres
personnages, se mouvant dans le monde rationnel et sans Grâce, passent
à côté des signes. « Hommes chargés de
terre et de trépas, ils méprisent tel écrit et ne
le lisent pas ». Ni les grands, la Sanseverina, Mosca et le
Prince - ce trio de libertins - ni les petits, Ludovic, Ferrante
Palla, Marietta et sa Mamacia, sages de leur bon sens populaire, ne sont
« d'une fabrique assez fine » pour y être sensibles.
Pour son héros,
par contre, Stendhal suggère que « Dieu du fond du ciel, parfois
mu de pitié, lui montre le chemin ». Afin de nous rendre crédible
cette vision, Beyle prend ses distances. Non seulement il n'assume pas
ces superstitions tout italiennes mais les dénonce. Il s'en moque.
Il ironise sur l'importance que son héros lui attribue. Les raisons
déterminant Fabrice ? « nous prenons la liberté de
les trouver bien plaisantes ». Et sa visite à l'abbé
Blanès est « une idée bizarre et même risible
». Il raille son héros. Mais sa tendre inclination est manifeste.
Trop complaisantes sont ses descriptions pour ne pas déceler son
indulgente complicité. Est-ce par respect de la psychologie italienne
? (« il avait des gestes simples, il avait de l'esprit, mais il avait
la foi »). Par une sorte de « privilège » stendhalien,
qu'il s'octroie ici et là, de croire à un monde autre ?
Il n'importe. Le recours à cette dimension donne une profondeur
à la Chartreuse. Stendhal a quitté l'impitoyable
lumière de midi du Rouge et le Noir pour « la douceur
étrange de cet après-midi qui n'a jamais de fin » de
la Chartreuse.
Dans une oeuvre
aimée de Beyle, « Les affinités électives
», « un fil d'amour et de tendresse relie le tout
et caractérise l'ensemble ». C'est le journal intime d'Ottilie.
Et Goethe de le comparer au fil rouge des cordages de la
Royal Navy. Ceux-ci étaient composés de telle façon
qu'un fil rouge
les parcourant tout entiers, l'on ne pouvait l'enlever sans, tout défaire.
Ainsi un cordage de l'Amirauté était-il toujours et partout
identifiable. Dans La Chartreuse, un fil court également
tout le long de l'oeuvre.Ce fil conducteur, entrelaçant les succès
et les revers du héros. les étapes de sa formation, est
fait des prédictions et de l'enseignement de l'abbé Blanès.
Il donne une unité à la « destinée singulière
» de Fabrice, autrement banale et davantage subie que dirigée.
La nuit
d'initiation de Grianta. - Ce fil, l'abbé Blanès
- sorte de Parque bienveillante - le tient et interroge les astres pour
en connaître le déroulement éventuel. Une nuit, dans
le clocher de Saint Giovita - l'église de Grianta - ou Dieu l'a
« placé en sentinelle » se déroule entre terre
et ciel l'initiation de Fabrice. Ce dernier est reçu par son ancien
précepteur qui le domine par sa science, son très grand
âge et jusque par l'annonce de sa mort. Il n'y a pas de conversation,
mais un long monologue du vieillard respectueusement écouté
et obéi en silence par un disciple toujours acquiesçant.
Et quel décor ! Pêle-mêle des traités d'astrologie
en latin, des almanachs, des horoscopes (dont ceux de l'abbé et
de Fabrice), une carte du ciel. Enfin, les puissances célestes
singulièrement présentes :l'abbé ne dialoguait-il
pas avec elles à l'arrivée de Fabrice ?
En ce moment
d'exception, le passé, le présent et l'avenir sont convoqués
et convergent. Le présent « il est en mon pouvoir
de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait
remplacée par le jour » (l'obscurité est propice à
l'abbé, à Fabrice et à Clélia). Le passé
est appelé pour témoigner de la valeur de la science astrologique.
L'abbé - « véritable père » du héros,
éclaire pour lui le sens d'événements qu'il a vécus
sans les comprendre. « Donc, il est vrai que lorsque tu as essayé
de voir Waterloo, tu n'as trouvé d'abord qu'une prison ? »
-« Oui,
mon père », répliqua Fabrice, étonné.
Psychologue, l'initiateur a d'emblée affirmé son autorité.
L'avenir peut être alors - non dévoilé - mais
envisagé. Le nouvel initié est mûr pour une révélation.
Ne vient-il pas de passer des moments d'élévation sublime
sur les bords du lac de Côme, après avoir victorieusement
surmonté une série d'épreuves à Waterloo,
où il a rencontré la guerre et la mort, la fraternité
et l'amour ? L'abbé l'éclaire et sur sa philosophie
de sage et sur les limites de l'astrologie judiciaire, « cette
science aujourd'hui trop méprisée » précise
Stendhal. Mais, pour son disciple préféré, le vénérable
prêtre s'engage davantage. Il esquisse les deux voies ouvertes -
l'astrologie laissant l'homme libre de choisir
(ASTRA INDICANT, NON NECESSITANT).
Et de placer symboliquement Fabrice - comme le jeune Hercule - à
la bifurcation du vice et de la vertu.
Pour l'intelligence
du récit. ce chapitre est capital. Par cette nuit, le roman est
placé sous un éclairage spécial. Si l'abbé
Blanès laisse pressentir à mots couverts tant de choses
à Fabrice - et ce dernier va mettre sept années avant d'en
pénétrer le sens - l'alternative, elle, par deux fois énoncée,
est sans équivoque :
«
Si tu résistes... tu mourras comme moi, mon fils, assis sur
un siège de bois, loin de tout luxe, et détrompé
du luxe, et comme moi, n'ayant à te faire aucun reproche grave
».
- «
Si tu as la faiblesse... de tremper dans ce crime (le régicide
du Prince ?)... tout le reste de mes calculs n'est qu'une longue erreur,
alors, tu ne mourras point avec la paix de l'âme sur un siège
de bois et vêtu de blanc ». C'est la course vers le siège
de Saint-Pierre, envisagée par la Sanseverina et le comte Mosca.
Comment ne
pas noter le ton solennel - contrastant avec celui de la conversation
précédente, aimable et affectueuse -, ton volontairement
grave pour impressionner ce jeune seigneur insouciant et - il est plus
charitable de le dire en italien - « non troppo intelligente ».
L'abbé
se sert-il de sa science pour exprimer des vérités d'évidence,
qui, autrement, eussent été moins crédibles ? Fabrice
lui-même s'interroge. En réalité, cette visite au
clocher de San Giovita est moins un horoscope qu'une lecture de coeur
et davantage qu'une prophétie, une maïeutique. Un flambeau,
prêt de s'éteindre, éclaire jusqu'à son terme
l'aurore d'une jeune vie.
Après
« cette journée passée en prison dans un clocher »
(il est interdit à Fabrice d'en sortir) - journée préfigurant
le bonheur en altitude dans la tour Farnèse - le vieux prêtre
peut mourir. Il s'efface du récit et laisse Fabrice redescendre
vers le monde, les hommes et les épreuves. A quatre-vingt-trois
ans, le bon abbé sait d'expérience - comme l'auteur a cinquante-cinq
ans - que le jeune héros de vingt-trois ans, partant pour la chasse
au bonheur, ne pourra être durablement heureux. Dans la philosophie
stendhalienne, le bonheur est par essence accidentel et fugitif. Ce sont
des instants rares.
Fabrice a
été ainsi dûment averti de préparer son âme
à « une prison, bien autrement dure, bien plus terrible »,
prison relais - présage du cloître refuge, car Fabrice dans
la tour Farnèse, c'est déjà Fabrice dans sa chartreuse.
Si, au cours
de ce nocturne, notre héros est ainsi instruit, le lecteur, lui,
est mis sur la voie pour comprendre le titre du roman et sa signification.
« La Chartreuse de Parme », ne réapparaissant qu'à
la dernière page du dernier chapitre. Rarement auteur aura poussé
aussi loin la tension entre le corps du récit et le titre.
Dans sa Revue
parisienne, Balzac fut le premier à pressentir que La Chartreuse
comportait plusieurs degrés de lecture. « En dépit
du titre, l'ouvrage est terminé quand le comte et la comtesse Mosca
rentrent à Parme
et que Fabrice est archevêque » (chapitre XXV)... C'était
accepter de s'arrêter aux arcanes inférieurs. Mais ce même
Balzac demandait contradictoirement à l'auteur de refondre le caractère
de Fabrice et de l'expliciter dans une nouvelle version. « Le Génie
du catholicisme devrait le pousser de sa main divine vers La Chartreuse
de Parme, et ce Génie devrait de temps en temps l'accabler
par les sommations de sa Grâce »... C'était encourager
Stendhal à se hausser aux arcanes supérieurs, à
prendre de
l'altitude, mais c'était oublier le caractère même
de Fabrice. Ce jeune homme de la meilleure société n'a rien
d'un abbé de Rancé ou d'un Wilhem Meister (en allemand Meister
signifie Maître).
Lue et interprétée
au second degré, La Chartreuse s'inscrit dans la tradition
des conteurs de l'Orient. En particulier d'un livre de chevet de Stendhal
(il y fait quatorze allusions dans son oeuvre), les Mille et une Nuits.
Chacun des contes - disons des épisodes - constitue un récit
complet en lui-même, mais réunis ils constituent un véritable
manuel d'éducation royale. C'est la formation du jeune prince Schahriar
- son initiation à son métier de Roi - par la très
belle et sage Shéhérazade. Deux degrés de lecture
sont concevables, mais non nécessaires. Rares sont les lecteurs
s'élevant au palier supérieur.
UN ROMAN
D'ÉDUCATION ?
La Chartreuse
appartient à la lignée des romans de formation (Bildungsroman)
et du roman de développement d'un caractère (I'Entwicklungsroman),
c'est-à-dire aux côtés de certaines oeuvres de
Foe, Lesage, Fénelon, Fielding et Goethe. Bildungsroman ? Convient-il
encore de s'entendre sur le sens. Les uns sont des récits d'éducation,
de simples contes dont la moralité découle de la leçon
de choses de la vie. Ainsi, Les aventures de Télémaque
(1699), Robinson Crusoé (1719), Les aventures de Gil Blas de Santillane
(1715-1735), L'histoire de Tom Jones, enfant trouvé (1803-1810).
Ce sont des romans d'éducation élémentaires,
l'horizontalité prédomine.
Les autres
sont - en outre - des récits d'une éducation initiatique.
Parallèlement à la poursuite de la sagesse, s'engage une
autre quête. Une sorte de verticalité, une aspiration
à un dépassement les caractérise. A côté
de la découverte du monde tel qu'il est, le jeune homme poursuit
son initiation dans un domaine supérieur. C'est une éducation
philosophique, sinon une recherche mystique. Ainsi Heinrich von Ofterdingen
et Les disciples de Sais (1797) de Novalis , ainsi Wilhem Meister
dans Les années d'apprentissage (1795), poursuivi par Les
années de voyage (ou les renonçants) (1821) -
de Goethe. Dans ces récits, l'apprenti est conduit par
paliers jusqu'à un niveau supérieur, vers le domaine de
l'ineffable, vers l'indicible et l'inexprimable. Un maître ou une
société secrète le guide dans son itinéraire
et à travers les épreuves. Chacun lui révèle
un enseignement, lui donne une clef qui, s'ajoutant à sa propre
réflexion, conduit le néophyte vers la sagesse et le détachement.
C'est le cheminement du héros de la Flûte Enchantée.
Entre ces
deux conceptions - le terrestre et le spirituel - Stendhal emprunte sa
propre voie. La Chartreuse se veut - et demeure - essentiellement
une nouvelle, à l'exemple du vieux Bandello comme il le précise,
qui « croirait faire un crime en négligeant les circonstances
vraies de l'histoire qu'il raconte ». Ainsi Stendhal use de la technique
du Bildungsroman, mais sans sacrifier au genre. Il ne cherche ni
à professer des leçons de crainte d'être dupe, ni
a être utile à une société dont il se moque.
Tout au long du récit Stendhal conduit son héros et son
aimable troupe au hasard de leurs fantaisies. Les enseignements sont en
quelque sorte donnés par surcroît, sans insistance, par un
homme de bonne compagnie. Rien d'appliqué, tout est grâce.
« Omnia laevia, laeviis » (aux coeurs légers, tout est
léger). Le Dieu de Fabrice et de Clélia - coeurs italiens
- est un Dieu personnel, sinon la Madone. Stendhal demeure lui-même.
Jamais, il ne tombe dans la fadeur d'un conte apologétique. Parsemant
son récit de touches d'ironie légère, il tient un
rythme allègre et se maintient sur le registre de la tendresse
poétique.
L'itinéraire
de Fabrice serait-il spirituel ? Assurément non. Aucune lutte entre
l'Ange et notre héros. Aucune quête de l'Absolu. Tout ne
lui a-t-il pas été donné à sa naissance ?
La Grâce divine et la foi s'ajoutent simplement aux grâces
humaines si généreusement prodiguées. Dans la carrière
entrouverte par les deux aristocrates (la duchesse Sanseverina-Taxis -
sa prétendue tante - et le comte Mosca - Premier ministre -) le
marchesino Fabrio Valsera del Dongo, aurait pu pousser sa fortune, suivre
les conseils prodigués et terminer sa vie comblé par les
honneurs. Il serait devenu archevêque de Parme - sinon respecté
du moins respectable - en attendant de poursuivre une grande et noble
ambition, servant d'amusement à son extrême vieillesse :
le couronnement par la tiare, suivant l'exemple d'Alexandre Farnèse,
le pape Paul III assisté par sa tante d'une rare beauté
et volcan d'idées brillantes, la Vendozza.
Or, Fabrice,
« cet être passionné dont le coeur sentait vivement
», s'engage sur l'autre voie : celle de l'amour qui le porte à
une élévation morale et spirituelle. Démarche volontaire
? Nullement. La rencontre avec Clélia en a décidé
pour lui. Ce « babilan-de-coeur », un peu trop charmant, séducteur,
toute sa vie durant attiré par les femmes, est - en fait - conduit
par elles beaucoup plus qu'il ne s'en sert. La brillante Sanseverina l'aime,
s'affaire, mène mille intrigues et... le perd et se perd. Clélia
l'aime, s'efface...
et le sauve. Paradoxalement, la duchesse, fine, intelligente et intrigante,
échoue. Clélia, simple, dévote, sotte (elle n'a pas
plus de cervelle que les oiseaux de sa volière), triomphe. C'est
que la première a de l'esprit ; la seconde une âme. Dans
le coeur du héros, la plus féminine l'emporte sur l'amazone.
C'est Marie préférée à Marthe. L'amour-passion
transforme Fabrice.
A travers
et par Clélia, voici Fabrice conduit progressivement sur la voie
du renoncement. « Il avait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'il
avait beaucoup à réparer ». C'est le début de
l'ascension, si ce n'est d'une conversion. Il dépasse le stade
des superstitions, abandonne le culte napoléonien, domine les présages,
renonce au monde, et repousse la tentation du suicide, qui, entraînant
sa damnation, l'eut éternellement séparé d'avec Clélia.
Il donne tous ses biens aux siens et aux pauvres. D'épreuve en
épreuve, d'étape en étape, palier par palier, il
est conduit vers une chartreuse.
L'AUTEUR
MÉTILDE
"
Combien son caractère a changé...
Combien
s'est-il élevé...".
De
1'amour
Comment Beyle
ce sceptique en est-il venu à se hausser à ce niveau ? A
suggérer un finale sans autre exemple dans toute son oeuvre ? A
laisser entendre sotto vocce que la séparation des amants pourrait
ne pas être définitive ? Certes. il y a son souci de respecter
la
LO-GIQUE
des caractères italiens, certes cette retraite dans un monastère
et cet « ailleurs » répondent dans sa poétique
au « sfumato » du Corrège et à certains accords
de Mozart, mais une double interrogation persiste.
Pourquoi cet
ancien dragon, qui allait répétant qu'une femme peut toujours
être prise d'assaut (« Ayez-la, c'est d'abord ce que vous lui
devez »), a-t-il pu analyser en des termes si délicats le
développement de l'amour de Fabrice et porter ses sentiments si
haut ? Passer des plaisirs de Don Juan aux bonheurs de Werther ?
Pourquoi,
cet athée tranquille « à la tournure irréligieuse
agressive » (« ce qui excuse Dieu, c'est qu'il n'existe pas
») entraîne-t-il ses personnages au-delà de leur parcours
terrestre ? Cet incrédule, pour qui la mort est un simple passage
vers un sans lendemain, avait été troublé par l'espérance
entretenue par « la religion chrétienne, qui dispose les âmes
à l'amour-passion. Quoi ! Pas même la mort, rien ne peut
rompre nos rapports avec ce que nous avons aimé une fois ! »
Il accumule
dans La Chartreuse tant de traits, détails et petits faits,
son inspiration jaillit d'une profondeur telle qu'il faut en appeler à
la vie la plus
intime et la plus cachée - disons la plus refoulée - de
cet homme secret. Se peinture trahit une aventure personnelle et unique,
celle vécue douloureusement par Beyle à Milan : « La
folie de Dominique » (1818-1824) pour une femme Mathilde Dembowski
qui toujours se refusa. Aventure rapportée en un livre exutoire,
mal ordonné, recueil de confessions et de réflexions, ouvrage
bâclé écrit pour se soulager. De l'amour est
une bouteille jetée à la mer en 1822, un « livre malheureux
» qui aurait eu dix-sept lecteurs à sa parution, et dont il
corrige les épreuves les larmes aux yeux.
Dès
lors nous voici conduits à décrypter une singulière
note manuscrite sur un exemplaire personnel de « De l'amour ».
« ler
mai
1825 - Death of the au[thor] » Auteur ? Non du livre
assurément, mais bien disparition de la cause première,
de l'origine de sa passion. Tout s'éclaire et nous en venons à
Métilde (C'est le nom qu'il lui donne), à l'auteur responsable
de « la grande phrase musicale de la vie de Dominique ».
Lorsqu'en
1839 paraît La Chartreuse de Parme, quel est - face au frontispice
- le livre choisi par Stendhal pour figurer en tête de la liste
de ses ouvrages ? De l'amour et des diverses phases de cette maladie.
Tel est le titre finalement sélectionné (et, de nos
jours, superbement ignoré des éditeurs). Une fois disparue,
Métilde va continuer à l'inspirer et à peupler ses
rêves lorsqu'il se retire « dans les jardins enchantés
de l'imagination ». Jusqu'aux derniers jours de Stendhal, elle est
présente. En mars 1842, ne travaillait-il pas sur la préface
de De l'amour... quelques jours avant de disparaître ?
Mais attention.
Pour tenter d'expliquer le rôle de cette jeune Milanaise dans la
vie et l'oeuvre de Stendhal (elle a 28 ans et lui 36 lors de leur rencontre),
il ne suffit pas de convoquer la Signora Matilda Viscontini, épouse
séparée du général Jan Dembowski. Laissons-la
aux historiens du mouvement Carbonaro et écoutons Stendhal. Penchons-nous
sur le personnage inventé par cet amoureux fou. Il la pare
de toutes les beautés et vertus et lui prête « des sentiments
nobles, espagnols ».
Comment exprimer
le ravissement mêlé de respect que m'inspirent l'expression
angélique et la finesse si calme de ces traits qui rappellent la
noblesse tendre de Léonard de Vinci ? Cette tête qui aurait
tant de bonté, de justice et d'élévation, si elle
pensait à vous, semble rêver à un bonheur absent.
La couleur des cheveux, la coupe du front, l'encadrement des yeux, en
font le type de la beauté lombarde... Quelque chose de pur, de
religieux, d'antivulgaire, respire dans ces traits...
« Cette
âme angélique, cachée dans un si beau corps... la
femme la plus héroïque que j'aie jamais rencontrée...
cette petite tête altière », le fit beaucoup souffrir.
Il l'avait poursuivie, l'avait fuie, avait songé - plusieurs fois
- au suicide. Finalement cette « dame de ses pensées »
- en se
refusant - a obtenu de lui le meilleur. A cette « maîtresse
désirée devenue maîtresse dans toute la force du terme
», il doit la découverte de la célèbre comparaison
sur la cristallisation. Elle lui permet d'affirmer que « chaque
homme a son beau idéal » - intuition rejoignant celle de Goethe,
illustrée par les Affinités Electives. L'un et l'autre
anticipant sur la théorie de l'archétype de C. G. Jung.
Enfin et surtout, sans le vouloir et sans le savoir, Métilde offre
à Beyle l'occasion de se dépasser. Elle le fait accéder
à une intensité de passion jamais atteinte, lui fait découvrir
(ou redécouvrir) la partie la plus haute de lui-même. Il
y a le Henri Beyle d'avant ce drame et le Henri Beyle d'après :
celui de La Chartreuse.
L'aventure
du couple Stendhal-Métilde n'est pas sans précédent
dans l'histoire littéraire. C'est Dante charmé ou désespéré
par le sourire ou la froideur de Béatrice Portaniri, et qui - après
sa disparition - l'élève au rang de médiatrice bienveillante,
l'arrache à la médiocrité et le guide vers le salut
éternel. C'est Pétrarque, congédié par Laure
de Naves « dame aux beaux cheveux blonds bouclés » qui,
après sa mort ne cesse d'être guidé par cette inspiratrice.
Et voici Beyle, à son tour, ce mécréant notoire,
à la réputation de jouisseur, séduit par cette jeune
femme, unanimement admirée pour sa force d'âme et sa noblesse
de caractère (et de respectabilité fort bourgeoise). Elle,
également, se refuse, et Beyle - après sa mort - l'idéalise
et la transforme en « un fantôme tendre, profondément
triste et qui, par son apparition me disposait souverainement aux idées
tendres, bonnes, justes, et indulgentes ».
Mais la comparaison
s'arrête ici. Totalement. Alors que ses illustres prédécesseurs
ont exalté leurs égéries dans leurs poèmes,
ont immortalisé Béatrice et Laure, Stendhal, lui, (par délicatesse
ou vanité masculine ?) camoufle, dissimule, cache Métilde.
Il nous faut la découvrir à travers les lignes ou sous des
prête-noms. Quel refoulement est le sien ! « Je serais
mort plutôt que de nommer Métilde... Le pire des malheurs
serait que ces hommes secs, mes amis, devinassent ma passion et pour une
femme que je n'ai pas eue ». Enfin, fort explicite, un griffonnage
sur l'exemplaire Guiraudet de De l'amour : « Il fallut
faire un effort sur myself et violer pour ainsi dire la pudeur
pour speak, même en termes aussi peu développés
de mon am(our) for Mé(tilde) ».
D'autres femmes
ont été ou seront plus ou moins aimées par Beyle
(son complice Mérimée disait : « je ne l'ai jamais
vu qu'amoureux ou croyant l'être »)... Mélanie Guilbert,
Victorine Mounier, Alexandrine Daru, Angélina Pietragrua, Métilde,
Clémentine Curial. La liste est moins glorieuse que celle du vicomte
de Chateaubriand... (Pauline de Baumont, Natalie de Noailles, Hortense
Allard, Juliette Récamier). Mais ces deux hommes partageaient (l'un
en secret et l'autre ouvertement) un même mysticisme romantique.
Beyle, après son arrachement de Milan en 1821, et
plus encore après la disparition de Métilde en 1825, lui
voue un culte secret, dont il est le seul officiant. Cette jeune femme
fut l'amour de sa vie, amour non partagé. Sa grande aventure, c'est
en solitaire qu'il la vit, d'abord tragiquement, puis essentiellement
en rêve. Mais quoi ! Les amours de ce genre sont les seules qui
ne s'épuisent jamais, se renouvelant d'elles-mêmes par l'imagination.
De ce «
fiasco sentimental », il sort métamorphosé, mais il
le camoufle, « tout a pris pour moi une teinte mystérieuse
et sacrée », fait-il dire à Salviati. Si ineffaçable
est le souvenir de Métilde que, solitaire, il l'évoque sous
les marronniers des Tuileries en 1821 et dans les ruines du Forum en 1841.
Mais toujours - car « l'amour malheureux se tait », il dissimule
Métilde sous les noms de Bianca; Madame M... ; Comtesse L. ; Comtesse
di Ghigi ; Léonore ; Florenza ; Alviza, et lui, se cache derrière
Pabo, Poloski, Dominique et Salviati.
« Singulier
couple » assurément que celui formé par « ces
deux âmes hors de pair », Beyle et Métilde, or, c'est
sur ce pilotis que Stendhal va imaginer... le couple Fabrice-Clélia
! Comment ne pas noter le parallélisme des sentiments, des comportements
et des situations ? Ici Métilde refuse de voir Beyle, le fuit,
se défend de mille manières contre son amour insistant et
s'indigne - « rouge de colère » des lettres qu'il a osé
lui écrire. Là, Clélia s'interdit de voir Fabrice
de jour et de le recevoir. Dans De l'amour et dans La Chartreuse,
c'est une même obsession : apercevoir, voir et
revoir la femme aimée. Dans ses lettres à Métilde
Beyle répète : « J'ai besoin, j'ai soif de vous voir
». Or, quelle est la préoccupation de Fabrice dès
qu'il est en prison : « Verrai-je Clélia ? » Pour l'apercevoir,
il perce l'abat-jour de sa cellule. « Quoi ! par ma faute je
resterais un jour sans la voir »... Comment faire pour ne
pas aimer la beauté et chercher à la revoir ».
Les démarches
de Fabrice sont ainsi calquées sur celles de Beyle. Elles sont
la transposition de sa tragi-comédie. Les
« folies
» (le terme est signifiant) de Fabrice sont multiples
et lui sont reprochées avec indignation par Clélia, comme
les multiples tentatives de Beyle étaient dénoncées
avec violence par Métilde comme autant « d'indélicatesses
». Et Fabrice d'épier, de se dissimuler, de se déguiser
comme le pauvre Beyle, poursuivant Métilde à Milan et jusqu'à
Volterra, le visage caché par des lunettes vertes... qu'il enlève
par mégarde. Oui, c'est bien un « fol amour » qui conduit
finalement Fabrice à se précipiter dans la prison de la
citadelle (où l'attend son pire ennemi), au lieu de se constituer
prisonnier à la prison de la ville (où le comte Mosca est
le maître). Pourquoi cette folie ? A seule fin de revoir Clélia,
et il s'empresse de lui dire : « C'est pour vous revoir que
je suis revenu en prison ».
N'est-il pas
audacieux d'en conclure que La Chartreuse de Parme procède
directement de De l'amour ? Nullement. Et la preuve, c'est
Stendhal en
personne qui nous l'apporte, a
condition
de savoir lire les notes manuscrites jetées sur ses livres. Dans
une marginalia d'un exemplaire de son traité De l'amour, il
le dit d'une façon elliptique (il écrit pour lui) mais irrécusable
(à qui sait le décrypter).
Le 3 septembre
1838, il a l'idée de son roman, La Chartreuse. Le 28 du
même mois, il analyse le processus de la transposition envisagée
: de son essai, d'une lecture difficile, Stendhal décide de passer
au roman, plus accessible au public.
28 septembre
1838. « Traduire ce livre. Un homme moqueur de cinquante ans expose
les idées écrites par un homme de trente amoureux. Pour
les gens tendres et passionnés, cette édition restera. Pour
le public en général, la traduction vaudra mieux, sera plus
acceptable ».
Comment interpréter
cette note relevée sur l'exemplaire Bucci ? Un homme moqueur
de cinquante ans ? C'est Stendhal âgé de cinquante-cinq
ans en 1838, qui expose les idées écrites par un homme
de trente ans amoureux, c'est-à-dire à Stendhal, qui,
à trente-six ans était devenu amoureux-fou de Métilde.
Pour les gens tendres et passionnés, cette édition restera
: c'est l'ouvrage De l'amour qu'il se propose de traduire.
car pour le public en général, la traduction vaudra mieux,
sera plus acceplable". La traduction ? ce sera le roman La Chartreuse
de Parme. Voici donc la filiation de ce roman établie... et
par Stendhal lui-même.
Beyle, depuis
la disparition de Métilde, sait d'expérience que l'amour-passion
exige davantage que la nature humaine ne peut laisser espérer
et il en refuse les limites. Une exigence mystique et romanesque, couvant
chez lui à feu caché, se trouve libérée. Et
la soif d'absolu et l'Espagnolisme de ce sceptique qui croyait à
l'amour. Lorsqu'il dicte La Chartreuse de Parme, il transfigure
sa pitoyable mésaventure, il l'épure pour n'en retenir que
poésie et émotion. Il avait confessé : « dans
mes romans, je n'ai parlé d'aucun amour malheureux ; cela m'aurait
causé trop de peine ». Treize ans après la disparition
de Métilde, par une mystérieuse alchimie, ses souvenirs
sont transposés, transmués et sublimés.
Ce que Beyle
ne s'est avoué à lui-même dans son journal et dans
son autobiographie - dont il est le seul lecteur - il le confesse finalement
et indirectement dans La Chartreuse. Il entrouvre la porte sur
la partie la plus secrète de son coeur et il en appelle à
l'éventualité d'une transcendance mystique.
Dans une phrase
au goût de cendre, fulgurante par sa concision et d'un absolu désenchantement,
où il considère la mort (sinon Dieu) comme son rival, l'auteur
du Génie du Christianisme avait écrit dans la Vie
de Rancé : « Madame de Montbazon était allée
à l'infidélité éternelle ». Devant l'épreuve
suprême de l'amour, Chateaubriand, croyant, laisse échapper
un total
désespoir. L'auteur du Catéchisme d'un roué («
toute femme m'amuse, aucune ne m'attache »), Stendhal, athée,
laisse dans La Chartreuse de Parme, son héros préféré
se bercer d'une espérance chrétienne. « Fabrice...
espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde ».
LE DERNIER
RÊVE DE STENDHAL
«
Je vois que la rêverie a été ce que j'ai
préféré à tout ».
H.
B.
Le personnage
de Métilde est né d'une exceptionnelle « cristallisation
». Une jeune femme meurtrie par la vie - « un rameau d'arbre
effeuillé par l'hiver » - avait été transformée
en « une aigrette de diamants ». Elle ouvre à Stendhal
le domaine du merveilleux, et davantage encore. Sa dette à son
égard est immense. Elle devint « une source d'eau douce au
milieu de la mer ». Et, lorsqu'il dessine un « pays du Tendre
» et promène ses personnages à travers villes, lacs
et « autres lieux charmants », leur parcours n'est pas simplement
terrestre. Il ose aborder des contrées, situées au-delà
de « la mer dangereuse » de la carte de Mademoiselle de Scudéry.
Et Clélia et Fabrice, portés par un amour transcendant leurs
destins « d'êtres chargés de terre et de trépas
», s'engagent à leur insu dans un « voyage en pays inconnu
». Deux récits courent parallèlement, dès lors,
deux conclusions. Au lecteur de choisir en toute liberté, mais
du haut de son observatoire, l'abbé Blanès peut les guider.
AUX YEUX DES
HOMMES...
voyage et lecture se bornent au registre humain. Tout se referme au moment
où le héros est nommé co-adjuteur de l'archevêque
de Parme. C'est là une fin, et un agnostique comme Alain s'y arrête.
Fabrice demeure enfermé dans le cercle, où le tiennent prisonnier
ses appétits de jeune homme, les intrigues de la Sanseverina et
de Mosca, et enfin les jeux du Prince.
AUX YEUX DE
DIEU
... Fabrice brise ce cercle - auquel Clélia n'a jamais appartenu.
Par son intervention (elle est un instrument inconscient), elle le conduit
à un niveau supérieur. Ajoutant à certaines de ses
héroïnes, le sentiment religieux comme une grâce, une
sensibilité, sinon une dimension d'âme, Stendhal ne néglige
pas cette réserve de romanesque : le jeu du merveilleux. Il
s'en empare, comme il fait de l'astrologie. Un maître de jeunesse,
l'idéologue Destutt de Tracy (1754-1836) avait dénoncé
cette pseudo-science, tout en lui reconnaissant son pouvoir sur l'imagination.
Stendhal passe son professeur, qui n'eut guère apprécié
le tête-à-tête nocturne dans le clocher de Saint Giovita,
et moins encore la conclusion.
Dans sa dernière
oeuvre - qui tout au long du récit prend de la hauteur - il va
plus loin encore. A sa poétique, il annexe le christianisme.
Lorsqu'il est saisi par sa fièvre sacrée de composition,
Henri Beyle touche à la fin de sa vie. Maints avertissements sont
venus lui signifier qu'il va quitter la compagnie. Dans moins de quatre
ans, il va disparaître et il se livre à l'inventaire de son
trésor italien dans une exaltation, où le meilleur resurgit,
transfiguré par une lumière dorée et tendre.
« Combien
suis-je différent du Fabnice léger et libertin qui est entré
ici ... », constate son héros, avant de se lancer de la tour
Farnèse vers l'inconnu. Combien Beyle, en 1838, est-il différent
de celui qui écrivait, en 1830, Le Rouge et le Noir - chronique
d'une France voltairienne jusque dans le faubourg Saint-Germain !
La
Chartreuse de Parme, c'est une promenade dans une Italie aimable,
cruelle et baignée de religiosité. Sous Charles X, Beyle,
célibataire de quarante-sept ans, menait une lutte âpre dans
un Paris hostile. Poursuivi par des problèmes d'argent, original
et souvent incompris, ce rebelle irrité s'incarne en un plébéien,
Julien Sorel. Sous Louis-Philippe, Beyle a cinquante-cinq ans. Enfin dégagé
des soucis matériels par son emploi aux Affaires étrangères,
Pabo prend sa revanche en imagination. Sa lucidité reste entière,
et plus encore sa sensibilité toujours émue aux souvenirs
de son fol amour. Sa chasse au bonheur ? Elle n'a plus lieu qu'en songe,
mais dans ses filets lancés très haut, il ramène
enfin Métilde. Au soir de sa vie, il laisse tomber le masque et
voici La Chartreuse de Parme, cette rêverie à haute
voix devant le copiste Bonavie. Entre le titre, le rôle de l'abbé
Blanès et le finale, il y a davantage qu'une concordance. Il y
a comme un développement onirique, une logique secrète.
Oraculaire,
le titre annonce l'arrivée de Fabrice aux portes de cette chartreuse,
qui, à la fin de son errance terrestre, s'ouvre pour le recevoir.
Préfiguration de l'accueil espéré, où à
son inexprimable joie, une main prendra la sienne et une voix chérie
lui (re)dira d'un ton très bas
-Di quà
amico del cuore.
-Entre ici,
ami de mon coeur.
(*)
Paris.
1. Merveilleux
: élément d'une oeuvre littéraire se référant
à l'inexplicable, au surnaturel, au fantastique (Robert).
2. A l'exception
de l'exergue placé en tête du roman, emprunté à
l'Arioste.
3. Les «
enfances » d'un héros au sens qu'a le terme dans la littérature
du Moyen Age ; ses exploits de jeunesse (les enfances
de Charlemagne ; de Roland ; de Vivien).
ANNEXE I
Texte de
Ronsard
« ( ...
) Alors que Vesper vient embrunir nos yeux,
Attaché
dans le ciel, je contemple les cieux,
En qui Dieu
nous escrit, en notes non obscures,
Les sorts
et les destins de toutes créatures.
Car lui dédaignant
(comme le font les humains)
D'avoir
encre et papier et plume entre les mains
Par les astres
du ciel qui sont ses caractères,
Les choses
nous prédit et bonnes et contraires
Mais les hommes
chargés de terre et du trépas,
Méprisent
tel écrit, et ne le lisent pas ».
Ronsard, Élégie
pour Hélène, 1584
Sainte-Beuve
Second volume du Tableau de la
Poésie
( ... au XVème siècle, intitulé Oeuvres
choisies
de P. de Ronsard Paris, Sautelet, 1828, p. 76.
Texte de
Stendhal
« Alors
que Vesper vient embrunir nos yeux,
Tout épris
d'avenir, je contemple les cieux,
En qui Dieu
nous escrit, par notes non obscures,
Les sorts
et les destins de toutes créatures.
Car lui, du
fond des cieux regardant un humain,
Parfois
mû de pitié, lui montre le chemin ;
Par les astres
du ciel qui sont ses caractères,
Les choses
nous prédit et bonnes et contraires;
Mais les hommes
chargés de terre et de trépas.
Méprisent
tel écrit, et ne le lisent pas ».
Stendhal,
Chartreuse, Épigraphe, chapitre II, 1838.
Les modifications
apportées par Stendhal dans le texte présenté ne
sont pas des variantes
de Ronsard. Elles ont été écrites pour préciser
le rôle attribué à Dieu et éclairer le lecteur.
Dieu qui « du fond des cieux regardant un humain, parfois mû
de pitié, lui montre le chemin ».
Beyle, en
relisant son roman augmente la portée de son épigraphe.
Dans l'exemplaire
Royer,
Stendhal propose d'expliquer le comportement de Fabrice dans l'église
de Saint- Pétrone à Bologne par ces lignes : « La force
de sa tendresse pour God
lui fait penser qu'il est signe que God n'est point ingrat,
fait attention à lui et par
présages
et par
inspiration
daigne lui donner des conseils... ». Dans l'exemplaire
Chaper,
il renforce la portée de son épigraphe en remplaçant
au cinquième vers « car
lui » par
« Ce
Roi ».
ANNEXE Il
Les
sept signes
SUPERSTITIONS,
SIGNES, PRÉSAGES ET COÏNCIDENCES SINGULIIÈRES
DANS LES
ENFANCES DE FABRICE
1. Présages
interprétés par Fabrice enfant pour les expéditions
sur le lac de Côme.
2. A la suite
d'un présage de mauvais augure, Fabrice refuse le brevet de cadet
(exemplaire Chaper).
3. A l'apparition
d'un aigle - a destra - Fabrice pense que l'idée de rejoindre Napoléon
vient d'en haut.
4. Le signe
de l'arbre. Le marronier planté à sa naissance - son alter
ego - a des feuilles... C'est un signe favorable.
5. Première
rencontre de Fabrice et de Clélia, avec accompagnement de gendarmes.
6. La menace
d'une prison est liée à l'uniforme de hussards (Waterloo).
· Annonce
de la prison confirmée par l'abbé Blanès.
· Fabrice
emprunte de force un cheval au lieu de tuer le cavalier... erreur qui
aurait pu le conduire au Spielberg.
7. Le signe
sept, scène des cierges à Sainte Pétrone de Bologne,
où Fabrice récite les sept psaumes de la pénitence
et allume sept cierges.
ANNEXE
III
Septembre
1838
Traduire ce
livre :
Un homme moqueur
de
50 ans
exposant les
idées
écrites
par un homme de
30 amoureux.
Pour les gens
tendres et
passionnés
cette édition
restera
pour le public
en
général
la traduction
vaudra mieux
sera plus
acceptable
25 Sept 1838
Sur une page
ajoutée à la fin du tome II de De l'amour - Bohaire
- exemplaire Bucci (Bibliothèque municipale de Milan), Beyle avait
noté son dessein : traduire son essai en un roman.
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Articles
Paul Désalmand:
Cher Stendhal ( le dossier)
Stendhal, Sartre et la morale
Stendhal et les petits pois- Stendhal et le zeugme
René Servoise:
De la Chartreuse de Parme au Guépard
Le merveilleux dans dans La
Chartreuse de Parme.
Des séjours parisiens d'Henri Beyle au
Paris de Stendhal
Stendhal diplomate
Stendhal et l'Europe
La musicalité des
titres ches Stendhal
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